TEL QUEL
DU MEME ALiTELK
Aux éditions de la N. R. F
La jkunk PAnQui; (i<,)i7).
iNinouuCTioN A LA MihuoDi; DE I.ûu.NAiii) i)i; A'iNci.
Cn\nMES (l<)3 3).
EuPAi.iNOS OU L'Ai\cuni;cn;, L'Ami-; irr i.a Da.nsi:, Divujgle di:
l'atibre (19/i/i).
Variété (iiga-'i).
VARii'rriJ II (ixjao).
Varikié IJI (193c).
Vahiicté IV (io38).
Variété V {i-(y!iti).
MoNsiKuii Testu (1937).
Discours du IIécuptioiv a L'AmuÉMii: Fkam.iaisl (1927).
MoRCUALX Choisis (iy3o).
Réponse au Discours de Réception a l'Académie Française de
M. Le M\réciial Pétun (i'fh3i).
L'Idée fixe (ngSa).
Discours e.v l'honnf.ur de cœniE iuj'i?.).
SÉM1RAM1S (i<)3/)).
Pièces sur l'Art, édition revue et augmentée (i«)30).
La jeune Parque, commentée par Ai,\in (i'936).
Préface a l'antuolocie des poètes de la N. R. F. (190O).
Degas. Danse. Dessin (11938).
Discours aux Chirurgiens (1.988).
Mélange (19/11).
Tel Quel 1 (ig4i).
Tel Quel II (19/13).
Poésies, nouvelle édition revue et augmentée (1942).
Mauvaises pensées et autres (1942).
Œuvres de Paul Valéry en douze volumes. (En cours de
publication).
Sous presse :
Monsieur Teste, nouvelliî édition augmentée de fragments iné-
dits.
Chez d'autres éditeurs :
Regards sur le Monde Actuel.
Discours sur la diction des Vers.
yifeet-
PAUL VALÉRY
dp I Académie Française
TEL QUEL
• *
my
4956 56
GALLIMARD
mjc-hMiliétne édition
Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous les pays y compris la Russie.
Copyright by Librairie Gallimard, ig43.
RHUMBS
TslOTE
Ce nom marin de Rhumbs a intrigué quelques
personnes, — de celles, je pense, pour qui les dic-
tionnaires n'existent pas.
Le Rhumb est une direction définie par l'angle
que fait dans le plan de l'horizon une droite quel-
conque avec la trace du méridien sur ce plan.
Rhumb est français depuis fort longtemps. Voiture
a employé ce mot. Il existe même un verbe arru-
mer, car Rhumb s'est écrit parfois rumb et parfois
rum.
Pourquoi ce nom sur un recueil d'impressions
et d'idées? Comme l'aiguille du compas demeure
assez constante, tandis que la route varie, ainsi
peut-on regarder les caprices ou bien les applica-
tions successives de notre pensée, les variations de
notre attention, les incidents de la vie mentale, les
divertissements de notre mémoire, la diversité de
nos désirs, de nos émotions et de nos impulsions
— comme des écarts définis par contraste avec je
TEL QUEL
ne sais quelle constance dans l'intention profonde
et essentielle de l'esprit, — sorte de présence à soi-
même qui l'oppose à chacun de ses instants. Les
remarques et les jugements qui composent ce livre
me jurent autant ^'écarts d'une certaine direction
privilégiée de mon esprit : d'où Rhumbs
P. V.
10
AU HASARD
ET AU CRAYON
à Valéry Larbatid.
Gcnes, ville de chats. Coins noirs.
On assiste à sa construction continuelle du 13*
au 20*.
Cette ville toute visible et présente à elle-même ;
continuellement familière avec sa mer, sa roche,
son ardoise, sa brique, son marbre ; en travail per-
pétuel contre sa montagne. — Américaine depuis
Colomb.
Ennui prodigieux des choses d'art — moindre
a Gènes.
Collines coniques, coiffées d'un sanctuaire —
vert sombre.
Hochets roses, petites dents claires, maisonnettes
logées.
Pentes à 45°, cônes et ombres.
II
TEL QUEL
Derrière, le mont Fascie, couleur grisâtre et
rosâtre générale de l'éléphant.
Ruelles. Ici, les enfants innombrables jouent
autour des pauvres p... nues ou demi-nues, à
vendre devant leur chambre ouverte. Il y a une
prostitution analogue au petit commerce des rues.
Elles vendent leur nature comme fait la voisine ses
châtaignes, ses figues, ses immenses tartes dorées,
farinade de pois chiches. On marche dans la vie
épaisse de ces sentes profondes comme on entre-
rait dans la mer, au fond noir d'un océan étrange-
ment peuplé.
Sensation de contes arabes. — O odeurs con-
centrées, odeurs glacées, drogues, fromages, cafés
que l'on grille, cacaos délicieux finement torréfiés
dont l'amertume s'exhale... — Passants rapides sur
ces marbres striés au ciseau. — Vers les hauteurs,
les ruelles grimpent, s'ornent de rubans de briques
et galets. — Cyprès, dômes minuscules, frati.
Cuisines odorantes. — Ces tourtes gigantesques,
farines de pois chiches, combinaisons, sardines à
l'huile, œufs durs pris dans la pâte, tourtes d'épi-
nards, fritures. — Cette cuisine très ancienne.
C'est une carrière d'ardoise, Gênes.
Les Navi celle.
Les tartanes de Lavagna — hérissées de cinq
12
RHU M BS
voiles aiguës qui divergent, — lourdes de briques
ou de fruits, lourdes et ailées sur la mer.
^
Monte Fascie : 834 mètres, sa puissance — cou-
leur de bure — sa descente par plis très larges et
très lents — il domine tout sans s^élancer — il des-
cend et ne monte pas. Physionomie monastique et
militaire. Pas bavard. — D'un silence et d'un nu,
d'un ras et d'^un ton doux sur toute sa masse — qui
contient, surveille toute la ville, dont il semble
écouter tous les bruits et les coqs et les sirènes,
cloches et rugissements vaporeux, sans répondre
jamais.
Faire de ces massifs une belle étude topogra-
phique. — Heureux celui que l'écriture soulage !
— Quel dessin, quel lever minutieux épuiserait
mon regard sur ces lobes et ces niveaux, me déli-
vrerait de cette montagne ? —
L'homme répond de toutes ses réponses, s'exo-
nère par tous moyens, dessine, peint, — surexcite
son dictionnaire. —
Pourquoi ce besoin d'expression ? Qui le ressent
en moi ?
Communiquer. Faire durer. Fixer. Reconsti-
tuer ?,
13
TEL QUEL
Les cloches d'en face. — Deux sœurs. — Main-
tenant je les connais.
Cloches, cloches de Gênes / Tan / tï rïn '/ tan-
tan / ... / Tan /.../ / je demeure, l'œil fixe sur
la cloche qui à cent mètres d'ici tinte ; détourné et
la main arrêtée qui tient la plume prête — à quoi ?
Le vide. Et seuls l'intention, le besoin, l'instinct,
le fantôme d'écrire. — Écrire quoi ? Le mur rap-
pelle à ses losanges le regard.
« Je songe à des écritures parfaites. » Et cette
enfantine marque d'ennui, — ce procédé primitif
de mettre un bref idéal à l'horizon de chaque ins-
tant de paresse, cette impuissance bizarre à laisser
paisiblement une journée se perdre ; et le temps,
et l'orgueil, et l'être apparent que l'on est, se res-
sentir et se souffrir entre eux... tels quels.
Tan/tïrïn/tantan/ — : Cela chante, au lieu de
les compter, les heures.
Liquidement, avec une liqueur infinie, tintent
ces notes. La grave, les grêles — à tous les étages
de l'espace, comme si l'air habité de toutes parts,
se grattait... s'épuçait, — se hérissait de sons qu'il
s'est trouves...
RHU M BS
Atmosphère dorée de la musique. Tension de la
corde. Mydie de l'âme.
Uâme n'a lieu qu'au moment de cette tension.
L ame =- événement ?...
^
Deux architectures.
L'une dont la vie n'est que pressions et flexions.
L'autre, plus complète, met en jeu tensions,
extensions.
Si, dans la première, on coupe des membres
horizontaux, l'édifice subsiste.
Itaîianità.
Simplicité de vie — nudité intérieure — besoins
réduits au minimum — goût du réel poussé à l'es-
sentiel. Fond sombre et légèreté ; mais toujours
attentive. — Insouciance et... profondeur. Secret.
Pessimisme tout contredit d'activité. Depretia-
tio. Tendance aux limites. — Passage immédiat
ad infinitum.
Ipséité. — Aséité.
Avantages et désavantages d'une position en
marge.
Promptitude de la familiarité. Se familiariser
15
TEL QUEL
systématiquement. Le devenir familier avec, pre-
nant la vigueur d'un principe, — étendu à toutes
choses intellectuelles et métaphysiques. Sens du
procédé.
Terrasse (poivriers, citrons qui vont mûrir) tout
entourée de cloches délicates.
Désœuvrement actif du midi. Excitation solaire.
Epervier jeté dans l'Arno près de Pise, à contre-
jour. — Cette nasse blonde entre dans l'eau jaune
et chaude (à l'œil).
Mélange du fin réticule et du liquide ; or
trouble, ombres de l'homme et de Tengin sur Teau
limoneuse dorée.
Le théâtre, couleur de boucherie, étal. —
Mâchoire aux gencives de velours, aux dents
qui sont des visages...
L'homme d'affaires. C'est un hybride du dan-
seur et du calculateur.
(« Ce fut un danseur qui l'obtint. »)
i6
RHU MBS
Opéras, fragments isoles par le cadre d'une
scène ; défendus par une haie vive de sons vivants,
par un fossé de musique, une frise de timbres in-
franchissables, impossibles, — contre l'actuel et le
prolongement de mes mains, contre mon tou-
cher, etc., etc.
Photographie en toi l'impression « d'enchante-
ment ».
Flûte de verre, argentin, suspendu, silence
sonore.
Frcle et surélevé, flèches, stalactites, cristaux,
cristal.
Pas de rouge, loin de tout.
Trop pur, trop fin, trop fragile, trop surélevé,
et demeure...
Bagages. Billets. Faire de la monnaie.
— ■ Rien de plus rare que de ne donner aucune
importance aux choses qui n'ont aucune impor-
tance.
n
{T.EL QUEL
Dans « ma » chambre.
Cette mienne chambre à fenêtre unique, je suis
dans un gros œil.
Mouches.
... se laisser — vivre. —
Quoi plus difficile ? —
Activité inexprimable des mouches, des mous-
tiques. Véritables grains d'énergie. Sur la vitre
bleue toute composée de soleil, on court, on se ren-
contre : on s'en va, on y revient avec un petit choc
dru et dur et ce bruit de friture d'ailes. Et on n'est
jamais trop, ni jamais trop éveillées. Quelle inquié-
tude, quelle joie hâtée de courir sur ce beau verti-
cal si pur, sur une poussière de diamants fous, sur
un parvis de feu et d'atomes ; il faut, avant la mort
et le soir, avoir parcouru tous les points de ce car-
reau, et par les courbes les plus bizarres. Si cha-
cune laissait sa trace...
On a contre elles qu'elles vont sur l'ordure et
surtout qu'elles en reviennent. Ce qui les distingue
des autres amateurs qui s'y acoquinent.
Mouche, mouche errabonde, importune, inex-
plicable, immobile comme pour toujours, image
i8
RHUMBS
du moyen mouvement et de l'équilibre station-
naire...
— Mais pour la mouche, pas de temps perdu.
Pour l'animal, pas un acte inutile.
Pas un mouvement sans contre-partie dans la
comptabilité de sa durée organique.
Fenêtre.
En regardant — la mer — le mur — je vois
une phrase, une danse, un cercle. En regardant le
ciel, le ciel grand et nu élargit tous mes muscles.
Je le regarde de tout mon corps.
'Association d'idées.
A la campagne : sur la terre, un petit cadavre
de rongeur long comme mon petit doigt, argenté
et saignant ; un pas plus loin, le squelette d'une
petite aile où tient encore un plumage vert sombre.
Puis un grand arbre me fait penser aux cristalli-
sations. La symétrie est un fait tout général. Loi
de Curie.
Erreur ridicule de Rousseau : — Prendre pour
vérité une envie d'aller aux champs. — Prendre
29
TEL QUEL
un mouvement et un moment de mouvement pour
un « idéal ».
Celui qui, enchaîné à la ville, désire l'arbre et
l'odeur des terres — - il appelle Nature la cam-
pagne. Mais il y a d'atroces campagnes et il la voit
toute fraîche et toute bonne.
L'imagination du désir ne voit jamais qu'un
coin, — un fragment favorable des choses... Qui
voit tout ne désire rien et tremble de bouger.
Je ne puis penser que la « Nature » était incon-
nue avant Rousseau ; ni la méthode avant Des-
cartes ; ni l'expérience avant Bacon ; ni tout ce
qui est évident avant quelqu'un. -^
Mais quelqu'un a battu le tambour.
Tantôt le pays dans la fenêtre n'est qu'un ta-
bleau pendu au mur ; tantôt la chambre n'est
qu'une coque parmi les arbres qui m'empêche de
voir le tout, non d'y être. Elle n'est qu'un accident
de perspective, comme une feuille cache un vil-
lage.
Une pendule fée ; et toutes fois que l'on écoute
le toc du balancier, elle s'arrête, elle ne peut mar-
cher que dans ma demi-conscience, dans les bas
côtés du présent ; — entendue et non écoutée ; —
vue et non regardée. — Elle ne peut compter que
le temps de mon absence.
2â
RHUMBS
Et une autre horloge ne travaille que sous ma
garde. Si je m'en désintéresse, si je n'en soutiens
la vie et le battement, et ne la sustente de ma pré-
sence — de mon attente — de ma prière ^ — elle
s'arrête.
Moïse aux bras tendus vers Dieu, tant que se?
membres épuisés demandent par une fatigue et
une douleur insupportables la victoire de son
peuple qui frappe, fléchit, chancelle, et va succom-
ber sous son visage dans la plaine de Raphidim,
maintient la fortune des armes en équilibre.
Rêve de Psychologue.
Je rêvais d'être condamné à mort. Mais je pou-
vais m'en tirer, si seulement je parvenais à me
faire oublier par quelqu'un, — roi, juge ou bour-
reau ..^
Celui qui caresse un chat, indéfiniment, comme
s'il l'aimantait, s'astreint et s'habitue à cette molle
manœuvre. Il se He, mais se pouvant délier, c'est
un jeu. Le jeu c'est : l'ennui peut délier ce que
l'entrain avait lié. •
23
TEL QUEL
Impression parisienne : Un colosse — (anglais
ou allemand) regarde les plumes, les rubans, les
riens riches et les miracles de la main, — avec le
plus profond sérieux. Il étudie, suppute les prix,
je pense. Il fait une étude très pesante, rue de la
Paix...
Suresncs. ii mai 191 2. — Au matin, vu du bois
cet étrange quai de Suresnes — si plat au delà de
l'eau unie. — Plus de vingt cheminées d'usines
merveilleusement placées par le hasard pour le
point où je me suis arrêté, avec des écarts et des
hauteurs comme choisis, sont là, portant leurs
énormes touffes crépues couleur de cendre. —
L'eau hésite, balbutie, s'excuse à mes pieds, se ren-
gorge. —
Je me trouve délicieusement tiraillé en divers
sens par les mouvements ici donnés — fumées par
le vent poussées — dont la contrariété douce et
générale me fait homme, et sentir que je suis
centre.
La conscience semble un miroir d'eau d'où tan-
22
RHUMBS
tôt le ciel, tantôt le fond, viennent vers le specta-
teur : et souvent l'eau nue et accidentée fait une
foule de miroirs et de transparences, une inextri-
cable image d'images.
PerroS'Guirec.
Ce pays, on y sent bien nettement que nous
vivons sur des décombres.
Choses brisées et leurs débris usés. Littoral
rompu.
Brisure et puis usure, et bruits de l'usure.
Bruit perpétuel de la dégradation ou violente ou
oatiente.
Mais ces voix d'enfants, ces cris, ces chocs dans
la maison de granit et de sapin près de la mer...
Ces sursauts de l'ouïe dont le chant de cuisson et
de frisson, le soyeux et homogène froissement
forme la base, ou la basse continue, donne aussi
l'idée, au possesseur de l'oreille philosophique, —
sous l'apparence de vie, de vacarme et de jaillis-
sement, — d'une dissipation, dépense.
Perros.
L'âge de ces corps dépend de leur dimension et
de leur figure.
Ce grain de sable plus vieux que ce galet, ce
23
TEL QUEL
galet que le roc ; Tœuf de granit plus vieux que
l'arête vive ; la goutte d'eau plus antique que le
grain gris.
Mais ces vieillesses sont relatives, et chacune
dans une histoire particulière.
Vent.
Hors d'elles, toutes révoltées, rebroussées, elles
Feuilles gémissent et les rames bousculées
Toutes chargées et chavirées — •.
Disent éperdument : Non !
Non. On les emporte à l'extrême sud de leur
groupe.
Tout le corps de l'arbre se hérisse...
Toutes les feuilles fuient jusqu'à la plus voisine
de chacune...
Un torrent des plus fins. — ■ Une massivité, une
plénitude presse. — Le bruit d'un sablier, d'un
passage ?
L'envie et la peur de partir. — Mille petits
■mouchoirs verts agités.
Mais dès qu'elles quittent l'arbre, emportées,
elles ne trouvent plus le vent.
Minutes.
r-TT Le vent perce. Le feu craque. Le papier d'or
24
RHUMBS
illumine mes yeux. Les coins dorment dans leur
noir. — Quel est mon lien ?
— Je suis sur la pente. Mes pieds dans un sable
descendent ensemble avec lui. Les très jeunes co-
quilles craquent par mille, tendrement. Mes yeux
démontent dans l'équateur une constellation mi-
nuscule.
La Toilette.
Au matin, secouer les songes, les crasses, les
choses qui ont profité de l'absence et de la négli-
gence pour croître et encombrer ; les produits
naturels, saletés, erreurs, sottises, terreurs, han-
tises.
Les bêtes rentrent dans leur trou.
Le Maître rentre du voyage. Le sabbat est dé-
concerté.
Absence et présence.
lîr
Petit Café.
Obscur petit café, secourable, secret, paradis de
pureté et de pensées.
Asile de pierre creuse d'une belle pâleur avec
miroirs, tu es bon pour le voyageur, four d'ombre
et de fraîcheur, voûte en berceau très doux...
Il n'y a que moi dans cette grotte. Moi et les
« Débats » sur une table du fond.
25
TEL QUEL
Un génie en habit noir, barbouillé de barbe
bleuâtre... Il s'ennuie tant dans sa solitude !
M'apporte un tabouret. Il m'apporterait quoi que
ce soit. Je comprends qu'il vit dans un monde ima-
ginaire.
Je me sens client abstrait, essence de client.
Viens, et embaume l'air ! — Fume et parfume,
amer chocolat qui rêves de biscottes torréfiées !...
Tout à l'heure, après trop de cigarettes, nous
songerons à requérir de ce vague penseur gras et
mal rasé, une de ces glaces au citron qui brûlent de
froid les lèvres et la langue...
Libre enfin des musées !
Les collections, contraires à l'esprit ; le harem
à l'amour.
On est fatigué des disputes de ces dames sul-
tanes. La somme de toutes ces beautés est absurde,
accablante. Une assemblée d'objets exceptionnels,
une foule de singuliers ne peut plaire qu'à des
marchands, séduire que des insensibles qui se
croient sensibles, et des gens crédules. Un œil spi-
rituel ne verrait point de visiteurs dans les galeries,
mais des adjectifs errants. Après tout, l'objet de
l'artiste, l'unique objet, se réduit-il à obtenir une
épithète...
Ce chocolat est d'un goût sévère qui convient à
ce lieu vide et plaît à mon humeur. Une cuillerée,
— une pensée, — une cuillerée — une bouffée,
26
RHU MBS
— une gorgée d'eau glacée, — et cette suite de
jugements :
Les musées sont odieux aux artistes.
Ils n'y entrent que pour souffrir, ou espionner,
dérober des secrets militaires.
S'ils jouissent, c'est par l'atrocité de leurs mé-
pris.
Peindre les horribles souffrances de l'envie
artiste.
Michel-Angelo, s'il l'eût osé, eût empoisonne.
Scène qu'il fait à Léonard. Ce qu'elle implique.
Lionardo n'était jaloux que de ses idées.
Un homme de talent, devant moi émerveillé,
apprenant la mort ou la démence, — je ne sais
plus, — d'un écrivain plus connu et plus récom-
pensé que lui, se laisse dire vivement : Tant
mieux... C'est bien mon tour à présent.
On ose écrire des histoires des lettres ou de l'art
sans souffler mot de ces choses-là, sans approfon-
dir. L'art est aussi mauvais que l'amour. L'art et
l'amour sont criminels en puissance, — ou ne sont
pas.
Tout ce qui vient des dieux met des enfers dans
l'homme.
Ce café est vraiment délicieux. On voit d'ici la
chaleur vibrante sur les dalles de la rue. Je caresse
en frissonnant la carafe glaciale. — Une trentaine
de mouches suspendues à leur mouvement dans
27
TEL QUEL
l'espace créent un système planétaire et un mur-
mure statistique indifférent.
Ici l'esprit abruti par les chefs-d'œuvre aime à
exister, s'élève, et évalue. Tout ce que les hommes
ont fait, font et feront, lui sonne comme ce bruit
local et circonscrit du fourmillement ailé de trente
insectes. Le corps hausse imperceptiblement les
épaules. Ce haussement lui-même, qui condamne
les humains, est assez mal reçu. Il est impossible à
la justice qui est en moi, de ne pas voir la nécessité
de mon sentiment.
— Les fleurs de la fleuriste nichée sous la
grande porte du palais qui est en face dispensent
à toute personne des messages et songes d'amour.
Ce qui n'arrivera jamais, ce qui ne peut pas être,
embaume, a un parfum.
Je trace des figures de géométrie sur le marbre
du guéridon où la pointe du crayon est si heu-
reuse, si libre.
— Et que me fait la nécessité de mon senti-
ment ? Elle te fait beaucoup, mon ami.
Elle fait de ce sentiment ce qu'il est, — ce que
sont tous les sentiments. Tout sentiment est le
solde d'un compte dont le détail est perdu. Impos-
sible d'obtenir un relevé de ces débits et de ces
crédits. On y trouverait des opérations qui remon-
tent à l'an mil ; d'autres au singe ou au castor. Le
péché originel est une intégrale, sans doute.
28
RHUMBS
Allons, loisir, fraîcheur, esprit, cesse de vaincre !
Encore un peu de fumée à la glace ; humons
dans l'air l'odeur de limons anioureux. Payons et
fuyons.
MORALITES
Suicides.
Des personnes qui se suicident, les unes se font
violence ; les autres au contraire cèdent à elles-
mêmes, et semblent obéir à je ne sais quelle fatale
courbure de leur destinée.
Les premiers sont contraints par les circons-
tances ; les seconds par leur nature ; et toutes les
faveurs extérieures du sort ne les retiendront pas
de suivre le plus court chemin.
On peut concevoir une troisième espèce de sui-
cides. Certains hommes considèrent si froidement
la vie et se sont fait de leur liberté une idée si
absolue et si jalouse qu'ils ne veulent pas laisser au
hasard des événements et des vicissitudes orga-
niques la disposition de leur mort. Ils répugnent à
la vieillesse, à la déchéance, à la surprise. On
trouve chez les anciens quelques exemples et
quelques éloges de cette inhumaine fermeté.
29
TEL QUEL
Quant au meurtre de soi-même qui est imposé
par les circonstances, et dont j'ai parlé en premier
lieu, il est conçu par son auteur comme une action
ordonnée à un dessein défini. Il procède de l'im-
puissance où l'on se trouve d'abolir exactement un
certain mal.
On ne peut atteindre la partie que par le détour
de la suppression du tout. On supprime l'ensemble
et l'avenir pour supprimer le détail et le présent.
On supprime toute la conscience, parce que l'on
ne sait pas supprimer telle pensée ; toute la sensi-
bilité, parce que l'on ne peut en finir avec telle
douleur invincible ou continuelle.
Hérode fait égorger tous les nouveau-nés, ne
sachant discerner le seul dont la mort lui importe.
Un homme afîolé par un rat qui infeste sa maison
et qui demeure insaisissable, brûle l'édifice entier
qu'il ne sait purger précisément de la bête.
Ainsi l'exaspération d'un point inaccessible de
l'être entraîne le tout à se détruire. Le désespéré est
conduit ou contraint à agir indistinctement.
Ce suicide est une solution grossière.
Ce n'est point la seule. L'histoire des hommes
est une collection de solutions grossières. Toutes
nos opinions, la plupart de nos jugements, le plus
grand nombre de nos actes sont de purs expédients.
Le suicide du second genre est l'acte inévitable
des personnes qui n'offrent aucune résistance à la
30
RHU MBS
tristesse noire et illimitée, à l'obsession, au vertige
de l'imitation ou d'une image sinistre et singulière-
ment choyée.
Les sujets de cette espèce sont comme sensibili-
sés à une représentation ou à l'idée générale de se
détruire. Ils sont tout comparables à des intoxi-
qués ; et l'on observe en eux, dans la poursuite de
leur mort, la même obstination, la même anxiété,
les mêmes ruses, la même dissimulation que l'on
remarque chez les toxicomanes à la recherche de
leur drogue.
Quelques-uns ne désirent pas positivement la
mort, mais la satisfaction d'une sorte d'instinct.
Parfois, c'est le genre même de mort qui les fas-
cine. Tel qui se voit pendu, jamais ne se jettera à
la rivière. La noyade ne l'inspire point. Un certain
menuisier se construisit une guillotine fort bien
conçue et ajustée, pour se donner le plaisir de se
trancher nettement la "tête. Il y a de l'esthétique
dans ce suicide, et le souci de composer soigneuse-
ment son dernier acte.
Tous ces êtres deux fois mortels semblent con-
tenir dans l'ombre de leur âme, un somnambule
assassin, un rêveur implacable, un double, — exé-
cuteur d'une inflexible consigne. Ils portent quel-
quefois un sourire vide et mystérieux, qui est le
signe de leur secret monotone, et qui manifeste (si
l'on peut écrire ceci) la présence de leur absence.
31
TEL QUEL
Peut-être perçoivent-ils leur vie comme un songe
vain ou pénible dont ils se sentent toujours plus las
et plus tentés de se réveiller. Tout leur paraît plus
triste et plus nul que le non-être.
Je terminerai ces quelques réflexions par l'ana-
lyse d'un cas purement possible. Il peut exister un
suicide par distraction, qui se distinguerait assez
difficilement d'un accident. Un homme manie un
pistolet qu'il sait chargé. Il n'a ni l'envie ni l'idée
de se tuer. Mais il empoigne l'arme avec plaisir ;
sa paume épouse la crosse, et son index enferme la
gâchette, avec une sorte de volupté. Il imagine
l'acte. // commence à devenir l'esclave de l'arme.
Elle tente son possesseur. Il en tourne vaguement
la bouche contre soi. Il l'approche de sa tempe, de
ses dents. Le voici presque en danger, car l'idée du
fonctionnement, la pression d'un acte esquissé par
le corps et accompli par l'esprit l'envahit. Le cycle
de l'impulsion tend à s'achever. Le système ner-
veux se fait lui-même un pistolet armé, et le doigt
veut se fermer brusquement.
Un vase précieux qui est sur le bord même d'une
table ; un homme debout sur un parapet, sont en
parfait équilibre ; et toutefois nous aimerions
mieux les voir un peu plus éloignés de l'aplomb du
vide. Nous avonr la perception très poignante du
peu qu'il en faudrait pour précipiter le destin de
l'homme ou de l'objet. Ce peu manguera-t-il à
32
RHU MBS
celui dont la main est armée ? S'il s'oublie, si le
coup part, si l'idée de l'acte l'emporte et se dépense
avant d'avoir excité le mécanisme de l'arrêt et la
reprise de l'empire, appellerons-nous ce qui s'en-
suivra suicide par imprudence ? La victime s'est
laissé agir, et sa mort lui est échappée comme une
parole inconsidérée. Elle s'est avancée insensible-
ment dans une région dangereuse de son domaine
volontaire, et sa complaisance à je ne sais quelles
sensations de contact et de pouvoir l'a engagée
dans une zone où la probabilité d'une catastrophe
est très grande. Elle s'est mise à la merci d'un lap-
sus, d'un minime incident de conscience ou de
transmission. Elle se tue, parce qu'il était trop
facile de se tuer.
J'ai insisté quelque peu sur ce modèle imagi-
naire d'un acte à demi fortuit, à demi déterminé,
afin de suggérer toute la fragilité des distinctions
et des oppositions que l'on essaie de définir entre
les perceptions, les tendances, les mouvements et
les conséquences des mouvements, — entre le faire
et le laisser faire, l'agir et le pâtir, — le vouloir et
le pouvoir. (Dans l'exemple donné ci-dessus, le
pouvoir induit au vouloir.)
Il faudrait toute la subtilité d'un casuiste ou d'un
disciple de Cantor, pour démêler dans la trame de
notre temps ce qui appartient aux divers agents de
notre destinée. Vu au microscope, le fil que dcvi-
33
TEL QUEL
dent et tranchent les Parques est un câble dont les
brins multicolores se substituent et reparaissent
dans le développement de la torsion qui les engage
et les entraînes
La mort est une surprise que fait l'inconcevabie
au concevable..
VSr
Que de prétextes, de paralogismes, d'excuses
— fécondité, ingéniosité, — pour continuer à
vivre !
Pour abattre les raisons péremptoires d'annihi-
lation qui surgissent de tout, — qui donnent à
chaque instant à l'individu la sensation — ou
d'inutilité, ou du manqué ou du dépassé.
L'espoir, méfiance réflexe à l'égard de nos pré-
visions. Heureuse méfiance. L'espoir est un scepti^
cisme. C'est douter du malheur instant.
Il y a donc un instinct qui distingue et amplifie
la di^érence de la probabilité avec la certitude, et
qui exploite contre les lois, contre les forces, contre
34
RHUMBS
I l'évidence même, les moindres défauts de la con-
I naissance que nous en avons.
' Se retenir à une touffe d'herbe : contraste émou-
vant entre l'énergie extraordinaire de la prise, et
ce brin de graminée si fragile. Contraste entre la
fragilité de la vie (puisqu'elle tient à un brin
d'herbe), et la puissance presque infinie du vouloir
vivre.
On se réfugie dans ce qu'on ignore. On s*y
cache de ce qu'on sait. L'inconnu est l'espoir de
l'espoir. La pensée cesserait avec l'indétermination.
L'espoir est l'acte intime qui crée de l'ignorance,
hange le mur en nuage, — et il n'y a point de
sceptique, de pyrrhonien si destructeur de raison-
nements, de raison, de probabilité, et d'évidences,
:]^ue l'est ce forcené démon de l'espoir.
Toujours seule, et le plus souvent silencieuse au
:ommet de la plus haure et de la suprême tour,
'Espérance regarde au delà du corps et de l'esprit.
L'Espérance se mire et se voit des ailes de vTc-
foire.
35
TEL QUEL
Toute morale prophétise.
Dépopulation.
La cause de la dépopulation est claire : C'est l
présence d'esprit.
Une somme d'époux prévoyants de l'aveni
constitue un peuple insoucieux de l'avenir.
Il faut perdre la tête ou perdre sa race.
'Brièvetés.
L'action est une brève folie.
Ce que l'homme a de plus précieux est un
brève épilepsie.
Le génie tient dans un instant.
L'amour naît d'un regard ; et un regard suff
pour engendrer une éternelle haine.
Et nous ne valons quelque chose que pour avoi
été et pouvoir être un moment hors de nous.
Ce petit moment hors de moi est un germe, o
se projette comme un germe. Tout le reste de 1
durée le développe ou le laisse périr.
Il y a un ressort étrangement puissant, contrain
dans les graines et dans certaines minutes. Il y
des particules de temps qui diffèrent des autre
36
RHUMBS
omme un grain de poudre diffère d'un grain de
able. Leurs apparences sont presque les mêmes,
eurs avenirs non comparables.
L'idée que le temps est de l'argent est le comble
le la vilenie. Le temps est de la maturation, de la
:lassification, de l'ordre, de la perfection.
Le temps construit un vin et la valeur d'un vin,
— de ces vins qui se modifient lentement, et qui
doivent se boire à tel âge, comme une femme de
tel type a un âge qu'il faut attendre, ou ne pas lais-
ser passer, pour l'aimer.
Les mêmes grandes nations qui n'ont pas le sens
exquis de la complexité des vins, des équilibres
intimes de leurs qualités, des années qu'il faut et
qu'il suffît qu'ils aient, — ont adopté et imposé au
monde cette inhumaine « équation du temps ».
— Elles n'ont pas, non plus, le sens des
femmes, et des nuances de femmes.
Aire Chrétienne.
Le christianisme tient au pam et au vin.
Le catholicisme les exige. Pain, vin, et la notion
de substance^
B?
I
TEL QUEL
L'opéi-ation essentielle qui définit le catholi-
cisme est le changement de substance de deux pro-
duits élaborés par l'industrie de l'homme.
Quant à la notion de substance, elle est un pro-
duit intellectuel de la réflexion et des analyses de
quelques hommes.
Or, pain et vin sont blé et vigne, et procédés de
panification et de vinification. Et l'idée de la sub-
stance est le résultat d'une forme de méditation
assujettie à Certaines règles (ou Logique) ; elles-
mêmes possibles dans certains types linguistiques,
et non dans d'autres.
Tout ceci définit sUr le globe une certaine région
qui se dispose autour du bassin de la Méditer-
ranée ; région dont les limites sont celles de la
vigne et du blé. A l'intérieur de cette frontière
naturelle, furent inventés le pain et le vin. Et c'est
dans la même enceinte que vécurent les popula-
tions pour lesquelles le pain et le vin furent des
nourritures si communes, si certaines, si représen-
tatives de la nourriture essentielle, et, en quelque
sorte, élémentaire, que le choix de ces aliments
s'imposait, s'agissant d'instituer un sacrifice non
sanglant, que l'on pût ofïrir, à peu de frais, en
toute saison, et au moyen des choses qui se con-
somment le plus répandues. Le pain est qualifié
expressément de quotidien.
Où le pain et le vin se font rares ou manquent,
38
RHUMBS
la religion qui les Gonsâcfe paraît dépaysée. C'est
une étrangère qui ne peut vivre que de mets inso-
lites d'origine lointaine. Dans les empires du riz,
des patates j des bananes, des cervoises, des laits
aigres et de l'eau claire, le pain et le vin sont des
produits exotiques, et l'acte sacramentel de saisir
sur la table du repas, ce qu'elle porte de plus simple
pour en faire ce qu'il y à de plus auguste, n'est
plus un acte accompli à même la vie, dont il a pour
efïet de subvenir à la faim surnaturelle sous l'espèce
des mêmes choses qui la restaurent et la prolon-
gent matériellement.
Les pays catholiques sont aussi les pays du meil-
leur pain et des meilleurs vins...
•^ Je me faisais ces quelques remarques à l'oc-
casion de réflexions diverses sur l'Europe.
L'interdiction du vin par le gouvernement de
l'Union est une mesure assez contraire au christia-
nisme et à l'Europe.
Le Christ n'eût point choisi une boisson illégale
et non tolérée par César, pour en transformer la
substance dans la substance de son sang.
Le pouvoir et l'argent ont le prestige de l'infini ;
ce n'est pas telle chose, ni telle faculté d'agir que
39
TEL QUEL
l'on désire précisément posséder. Nul ne convoite
follement une puissance raisonnable ; ni l'exercice
du gouvernement comme métier clair et régulier ;
ni l'argent comme valeur d'objets bien détermi-
nés.
Mais c'est le vague du pouvoir qui fait le grand
désir, — parce que je ne sais jamais ce que je
pourrais venir à désirer. Je ne recherche pas ce qui
est mesuiré, et je ne veux acheter que ce qui n'est
pas dans le coaimierce.
C'est pourquoi le monde regarde toujours un
heureux joueur dans l'homme très puissant ou très
riche. Une chance extraordinaire est présumée à
l'origine de ces très grandes fortunes. Nul effort,
nul travail fini ne semblent pouvoir conduire à
cette grandeur qui semble transcendante.
Enfin, c'est donc l'instinct de l'abus du pouvoir
qui fait songer si passionnément au pouvoir. Le
pouvoir sans l'abus perd le charme.
^
Un grand nom en impose à tout le monde. Mais
il agit singulièrement sur celui qui le porte, et qui
s'en trouve gêné pour être quelqu'un, enhardi pour
être quelque chose,.
W^
RHUMBS
Infamie de ceux qui font les travaux les plus
nécessaires. Le plus noble est le plus secouru.
La politique est l'art d'empêcher les gens de se
mêler de ce qui les regarde.
J'ai connu un être bizarre qui croyait tout ce
qu'il lisait dans un certain journal, et rien de ce
qu'il lisait dans un autre.
C'était un original ; enfermé depuis.
La révélation politique.
... L'homme monte à la tribune. Tumulte, —
cris d'animaux, l'opposition « hargneuse », etc.
Il commence... Est-ce un discours ? Mais peu à
peu le travail de la pensée se montre, s'impose.
C'est la pensée en travail qui se manifeste. Il n'y a
plus de solutions faciles, plus de formules simples,
plus de programmes politiques, plus de tactique
TEL QUEL
parlementaire possible, plus d'images instantanées,
de ripostes victorieuses...
Mais l'immense embarras créateur et tâtonnant,
l'avenir inconnu, le présent mal connu, la logique
insuffisante, le savoir informe, la pénétration en
défaut, l'objet insaisissable, la parole grossière, la
décision toujours au hasard... Tout ce que masque
l'art de l'orateur, tout ce qui, dans la pensée telle
qu'elle est, est conforme à la confusion réelle des
choses paraît....
^
La forme réfute le fond.
La chaleur du débit, l'énergie de l'orateur, ses
éclats, ses images, son talent, son génie... autant
d'écrasants arguments contre le fond.
Les fortes thèses sont nues.
Mais s'il les faut parer et cuirasser, — écrasant
argument contre l'auditoire.
Opinions.
Toute opinion est une traduction très simple de
l'opinion adverse» Si l'opération n'était des plus
faciles, la paresse de l'esprit l'engagefait à ne
jamais changer de camp.
43
RHUMBS
Une opinion politique ou artistique doit être
chose si vague que sous les mêmes apparences, le
même individu puisse toujours d'accommoder à
son humeur et à ses intérêts \ justifier soti acte ;
« expliquer » son vote.
it
Un homime qui ne jugerait de toutes choses que
selon sa seule expérience, qui Se refuserait à arguer
de ce qu'il n'a pas vu et éprouvé, qui ne se pro-
noncerait que de soi-même, qui ne se permettrait
d'opinions que directes, provisoires et motivées, —
qui à chaque pensée lui venant, ajouterait ou qu'il
l'a formée, — ou qu'il Ta lue, ou reçue ; et que
l'urie sort du hasard et de Tinconnu, — que l'autre
n'est qu'un écho ; et qu'il ne pense rien et ïie com-
prend quoi que ce soit qu'au moyen du hasard et
des échos, — ce serait bien le plus honnête homme
du monde, le plus détaché, le plus vrai, — Mais sa
pureté le rendrait incommunicable, et sa vérité le
réduirait à n'être pas.
Il faut disputer des goûts et des couleurs.
D'abord parce que toute dispute se réduit à cette
espèce, et qu'il faut que l'on dispute. L'homme lie
.43
TEL QUEL
se développe et ne déploie ses ressources que pour
défendre sa particularité et l'imposer aux autres.
Or, les goûts sont incomparables, c'est entendu.
Mais ils ne sont pas incommunicables. Bien au
contraire. Et peut-être, la dispute apparemment
vai^ se fonde sur un sentiment profond de la
mutabilité des goûts, de la fragilité des personnali-
tés, de leur inconstance... Sur l'échange possible.
Deux choses peuvent arriver : ou un échange de
goûts, ou une conquête par l'un ; ou une troi-
sième : un goût moyen. Cf. températures.
L'homme de goût est une manière d'incrédule.
Il ne croit pas à la surprise : unique loi des artj
modernes.
Car la surprise est chose jinie,,
La même idée venant de toi ou de moi pro-
voque ma contradiction ou mon assentiment. (Ce
qui suppose une certitude que cette telle idée vient
bien de moi...)
La mode étant l'imitation de qui veut se dis-
ÛÊi
RHU MBS
tinguer par celui qui ne veut pas être distingué, il
en résulte qu'elle change automatiquement. Mais
le marchand règle cette pendule.
La tendance la plus naïve est celle qui fait dé-
couvrir la « nature » tous les trente ans.
Il n'y a pas de nature. Ou plutôt ce qu'on croit
être donné est toujours une fabrication plus ou
moins ancienne.
Il y a un pouvoir excitant dans l'idée de revenir
au contact de la chose vierge. On imagine qu'il y a
de telles virginités. Mais la mer, les arbres, les
soleils, — et surtout l'œil humain — tout cela est
artifice.
L'ermoblissement, et le besoin de noble qui est
chez les classiques n'est pas loin du naturisme.
Les deux besoins (à des degrés divers de clair-
voyance et de sincérité), supposent un oubli suffi-
sant des origines.
Une pique est plus noble — et plus nature
qu'un fusil.
Une paire de bottes plus noble qu'une paire de
bottines.
L'oubli de l'homme, l'absence de l'homme, la
non action de l'homme, l'oubli d'anciennes condi-
tions de l'homme — c'est de quoi sont faits et le
45
TEL QUEL
a noble )) et la « nature », et... le poi-disant
« huniain »,
Le « r.espect », l'honneur — la vénération — la
louange, les actions de grâce, toutes ces antiquités
qui se font, ou vont se faire étranges, qui passent
des moeurs aux musées — (Il y aurait un Musée
des Sentiments à construire).
Du moment que des sentiments s'expriment en
termes finis, ils sont sur leur fin.
Le respect a été peut-être une comédie d'esclave
qui fait semblant de ne pouvoir supporter la vue
éblouissante du Maître,
« Vérité, beauté » — ce sont là des notions très
anciennes qui ne répondent plus à la précision exi-
gible.
Si un homme dit : oh, que ceci est beau ! —
nous traduisons que tels ou tels symptômes sont
en lui -^ que tels mouvements ou velléités de re-
prendre, relire, revoir, se déclarent ; qu'un objet
donné semble vouloir se répéter, — qu'il nous in-
time de refaire l'amour indéfiniment avec lui.
«6
RHUMBS
Objet de l'histoire : montrer la possibilité de
vivre en ... 76 ...
Sans ses parasites, voleurs, chanteurs, mystiques,
danseurs, héros, poètes, philosophes, gens d'a|ïai-
res, l'humanité serait une société animale ; ou pas
même une société, une espèce ; la terrç serait sans
sel.
Dans toute société paraît un homme préposé aux
Choses Vagues. Il les distille, les ordonne, les pare
de règlements, de méthodes, d'initiations, de pom-
pes, symboles, mètres, exercices « spirituels », jus-
qu'à leur donner l'aspect de lois primordiales. —
C'est le prêtre, le mage, le poète, le maître des
cérémonies intimes ; — encore le démagogue ou
le héros. Ils construisent de vapeurs des édifices
qui ne sont pas solides, mais en revanche, qui sont
éternels. Toute attaque les dissipe, nulle ne les dé-
truit.
Le métier des intellectuels est remuer toutes
choses §ous leurs signes, noms ou symboles, sans
62
TEL QUEL
le contrepoids des actes réels. Il en résulte que leurs
propos sont étonnants, leur politique dangereuse,
leurs plaisirs superficiels.
Ce sont des excitants sociaux avec les avantages
et les périls des excitants en général.
Le rhéteur et le sophiste, sel de la terre. Idolâtres
sont tous les autres qui prennent les mots pour des
choses, et les phrases pour des actes.
Mais les premiers aperçoivent tout leur groupe,
le royaume du possible est en eux.
Il en résulte que l'homme de l'action nette,
grande et hardie n'est pas d'un type très différent
de ces types maîtres et libres. Ils sont frères inté-
rieurement.
(Napoléon, César, Frédéric, — hommes de let-
tres, éminemment doués pour la manœuvre des
homaiies et des choses — par les mots.)
Je vois passer « l'homme moderne » avec une
idée de lui-même et du monde qui n'est plus une
idée déterminée. — Il ne peut pas ne pas en porter
plusieurs; ne pourrait presque vivre sans cette
multiplicité contradictoire de visions ; — il lui est
RHUMBS
devenu impossible d'être l'homme d'un seul point
de vue, et d'appartenir réellement à une seule lan-
gue, à une seule nation, à une seule confession, à
une seule physique.
Ceci, et par suite de son mode de vivre et par
suite de la pénétration mutuelle des diverses solu-
tions.
Et puis, les idées, même les fondamentales, com-
mencent à perdre le caractère d'essences pour pren-
dre le caractère d'instruments.
L'inhumaine.
La science a ruiné la bonne conscience du sens
commun et du bon sens. Ils ne conservent leur
crédit que dans les terrains vagues. Elle a contraint
les esprits à s'attendre toujours à des surprises dans
tous les domaines oij le langage et les discours ne
font pas tout. Elle déprécie nos images naïves, et
jusqu'à notre faculté d'imaginer, qui est dérivée
de nos expériences et habitudes corporelles. Elle
suggère qu'il se passe une infinité de faits inimagi-
nables, dont les imaginables sont une infime partie
toute subordonnée; et elle retire même à l'homme
sa notion du savoir : essences, principes, catégo-
ries, déductions, ces simulacres de l'ordonnance
et de la centralisation absolue d'une connaissance
é9
TEL QUEL
qui veut et prétend prévoir son étendue. Elle con-
duit à énoncer des propositions insupportables au
sens commun, car elles sont extravagantes dans les
formes du langage ordinaire, auxquelles ledit sens
est étroitement attaché.
Tout ceci est fort désagréable au bon sens, qui
est un sentiment statistique, une attente ou proba-
bilité, fondée sur des expériences confuses ; sur les
représentations utilisables ; sur la possibilité ou
l'impossibilité d'imaginer ; sur une logique qui ne
fait que descendre, et qui tient les prémisses pour
assurées. L'évidence n'est que la vision d'une image
naïve. Quoi de plus évident qu'il n'y a point d'an-
tipodes ? Mais quelle image n'est point naïve ?
U objection du bon sens est le recul d'un homme
devant V inhumain, car il n'y a que de l'homme,
des ancêtres d'homme, des mesures d'homme; des
puissances et des relations d'hommes dans ce bon
sens. Mais la recherche et même les pouvoirs s'éloi-
gnent de l'homme. L'humanité s'en tirera comme
elle pourra. L'inhumanité a peut-être un bel ave-
nir.is
Personne ne peut plus sérieusement parler de
VUnit/ers. Ce mot cherche son sens. Et le nom de
Nature se raréfie. La pensée l'abandonne à la pa-
role. Tous ces mots nous paraissent de plus en
50
RHUMBS
plus des mots. C'est que l'écart commence à deve-
nir sensible entre le dictionnaire de l'usage et la
table des idées nettes et soigneusement préparées
pour la fixation et la combinaison des connaissan-
ces précises.
Voici venir le crépuscule du Vague et s'apprêter
le règne de l'Inhumain qui naîtra de la netteté, de
la rigueur et de la pureté dans les choses humaines.
^
Le langage est étourdi — oublieux. Les signifi-
cations successives d'un mot s'ignorent. Elles déri-
vent par des associerions sans mémoire et la troi-
sième ignore la première.
La politesse, c'est l'indifîércncc organisée.
Le sourire est un système. •
Les égards sont des prévisions
La parole ne signifie ce qu'elle prétend signifier
qu'ex-cep-tion-nel-le-ment.
51
^EL QUEL
Un fait mal observé est plus perfide qu'un mau-
vais raisonnement.
-ïîr
Il y a science des choses simples, et art des choses
compliquées. Science, quand les variables sont
enumérables et leur nombre petit, leurs combinai-
sons nettes et distinctes.
On tend vers l'état de science, on le désire. L'ar-
tiste se fait des recettes. L'intérêt de la science gît
dans Vart de faire la science.
^
Toute critique, tout blâme revient à dire : je ne
suis pas toi. C'est pourquoi il y entre une cruauté,
— c'est-à-dire une non-sensibilité, une dissem-
blance essentielle, — comme entre une pierre qui
tombe et l'animal qu'elle écrase.
Il est impossible de comprendre et de punir à la
fois.
Si le juge ne se fait le coupable, il est jugé par
les profondeurs du coupable, qui ne sont pas autres
52
RHUMBS
que les siennes. Mais s'il pénètre l'intimité de la
faute, où est le coupable, oij le juge ?
tV
Vraisemblance et ressemblance.
« Quelque chose me dit » que ce buste de...
Titus est d'une exacte ressemblance.
J'appellerai sans doute Vérité, cette coïncidence
entre mon idée de Titus et ce marbre, moi qui ja-
mais n'ai vu Titus, et ce marbre a été sculpté au
xvi^ siècle.
Grand débat de jadis avec Marcel Schvvob de-
vant le Descartes de Hais : il le trouvait ressem-
blant.
— A qui ? lui disais-je.
^
Si « l'acte de commerce » est d'acheter dans
l'intention de revendre, commerçant est l'artiste ou
auteur qui ne regarde, ne voyage, ne lit, et pres-
que n'existe, que dans le dessein de produire —
remettre sur le marché son impression. — Non
acquérir pour soi. — Mais, peut-être, acquérir
pour soi n'a aucun sens ?
53
TEL QUEL
Il y a des tempéraments qui en « rajoutent ».
Ils renforcent leurs émotions comme s'ils avaient
le sentiment qu'elles ne sont pas assez pénibles —
assez prolongées.
Ils ne les peuvent laisser à leur intensité. Ce sont
des résonateurs. Ils vont à l'exaspération.
L'idéal est une manière de bouder.
iV
CROQUIS
Le cerveau livré à soi-même est un artiste d'Ex-
trême-Orient.
Dragons, chimères; développements infinis dans
l'arbitraire le plus suivi; et quelles sphères ajou-
rées contenues l'une dans l'autre, et détachées l'une
de l'autre^ à même la matière du souvenir !
54
RHUMBS
Comme fait le Chinois dans une masse d'ivoire
ou de jade, ainsi l'artiste Vie pratique ses voies
capricieuses dans le bloc du passé, et trouve des
chemins infinis et une infinité de surprises dans
ce fragment de temps achevé.
Tout l'homme est en raccourci dans Timpa-
tience. Il est l'être bizarre qui se démène pour
faire la pluie tomber. Il veut qu'elle vienne, et
donc l'imagine. Mais à chaque image s'oppose la
sèc/ie réalité. Plus tarde l'ondée, plus il l'imagine;
et plus il l'imagine, plus il ressent qu'elle ne tombe,
plus est-il divisé. Alors se met-il à « faire passer
le temps ». Le voilà qui marche et contre-marche,
invective contre le vrai, cherche des causes, dé-
lire, et se rencontre insensé ; se gronde, remonte
à l'origine de son agitation, y trouve un réel be-
soin de la pluie, un sage désir — un bon texte
pour s'approuver, pour recommencer son cercle qui
part d'une bonne raison, passe par une précision
dont il est difficile de se défendre, se poursuit par
l'antagonisme des deux images très nettes qui ne
se répondent pas... L'agitation, se décuple. La fati-
gue retourne à la déesse Raison, l'invoque, ramène
à la mesure, à l'adaptation juste, mais la dépasse
et se reproduit.
55
TEL QUEL
Un homme se sent niais, stupide, ahuri, sans
présence, sans esprit, et il s'en rend compte. —
Où est donc celui qui valait ? se dit-il. — Il consi-
dère l'emplacement de sa pensée. Tout ce qu'il
pouvait a disparu comme par magie. — Où est
ma réponse ? — Où sont mes idées, ma parole,
mes mots très fidèles et mes lumières accoutu,-
mées ?
Esprit et pensées, vous seriez donc des puissances
d'emprunt, comme des biens extérieurs, des armes
surajoutées, et des parures qui se détachent?
Sa volonté reste toute nue, misérablement seule.
Mais il lui demeure cette lueur : que l'on
peut perdre tout ceci, mais connaître qu'on l'a
perdu.
C'est là le dernier atout de la connaissance. Tout
se joue sur ce désespoir déclaré, suprême étincelle
de l'âme, et suprême occasion de tout regagner, et
de relever tout le feu de l'intellect qui allait s'étein-
dre.
-ïîr
Homme àcms la nuit.
... Il s'avance dans l'épaisseur de l'otscur, les
mains étendues devant soi, crainte de se heurter; et
56
RHUMBS
ces mains toutefois dans un état remarquable d ex-
tension non rigide, tandis que la force est dans
les bras ; car elles doivent céder et plier aisément
sur l'obstacle ; et les bras au contraire être prêts
à défendre la face. Il y a donc une distribution
merveilleuse d'attentes et puissances prochaines
le long de ces membres. Mais si le lieu est non
seulement ténébreux, mais inconnu, les pieds
sont lents, et traînés, et la garde s'étend aux
jambes.
Dans l'obscurité, le temps est plus long. L'être
ne prend point de vitesse ; et il fait sa quantité de
mouvement aussi petite qu'il le peut.
^
A Table.
Entre le plat fumant, et qui fait humer l'atmo-
sphère.
Le petit garçon se jette sur sa grande sœur
auprès de lui assise et distraite, et l'embrasse éper-
dûment avec une tendresse, une joie et une force
subites dans lesquelles viennent se changer, à
l'instant même, l'afflux de désir et de vie que
les arômes et les promesses du bon plat causent
en lui.
57
JEL QUEL
ix
Le philosophe regarde ses objets familiers
comme terriblement muets, — comme mutismcs.
Ils reçoivent ses regards fixes ; et par rapport à
CCS points fixes, — sa pensée s'agite ou oscille.
Son œil les explore, les arrête, les dessèche,
parfois les annule, — ou les dédouble, ou les outre-
passe.
Il y a un varct-vicnt entre ce bouton de cuivre
et une idée inachevée.
^
Les beaux visages de femme ont la valeur, la
splendeur fermée des abstractions. Ils représentent
naturellement les Idées, les Déesses du langage.
Au salon distribuées, groupes moelleux, pwlpes,
regards. Si on les fait taire au moyen d'une mu-
sique et perdre toute tension particulière, l'âme
voit ces créatures allégoriques posées çà et là.
Cette dame est la Justice. — Celle-ci la Ruse.
— La Volonté s'accoude ; et la Pensée observe
les bagues de la Bonté.
5B
RHUMBS,
LITTÉRATURE
EcrirCj c'est prévoir.
Combien on s'ignore, on le mesure en se reli-
sant.
Beaucoup d'écrivains considèrent leur art, non
comme cliose dont il faut se rendre maître — sine
qua non — mais comme un jeu de hasard oij l'on
peut risquer sa chance. Ils se remettent tout entiers
à la fortune et se donneront la valeur qu'elle vou-
dra bien leur conférer. (Ils ajouteront même quel-
que chose.)
Il y a donc deux écueils, deux manières de s'éga-
rer et de périr : l'adaptation trop exacte au pu-
blic; la fidélité trop étroite à son propre système.
Projet de préface.
Voici nos mythes, nos erreurs que nous eûmes
tant de peine à dresser contre les précédentes !...
59
TEL QUEL
^
Qu'il faut travailler plusieurs choses à la fois.
C'est le meilleur rendement, — l'une profite à
l'autre, et chacune est plus soi, plus pure ; car des
idées qui viennent, on envoie chacune où elle est
mieux à sa place, parce qu'il y a plusieurs places
qui attendent.
Une œuvre est solide quand elle résiste aux subs-
titutions que l'esprit d'un lecteur actif et rebelle
tente toujours de faire subir à ses parties.
N'oublie jamais qu'une œuvre est chose finie,
arrêtée et matérielle. L'arbitraire vivant du lecteur
s'attaque à l'arbitraire mort de l'ouvrage.
Mais ce lecteur énergique est le seul qui im-
porte, — étant le seul qui puisse tirer de nous ce
que nous ne savions pas que nous possédions.
Il faut regarder les livres par-dessus l'épaule de
l'auteur.
RHUMBS
^
D'un certain « point de vue » qui n'est pas
rarement le mien — ce que l'on appelle une belle
œuvre, peut paraître une terrible défaite de Fau-
teurs
Souvent je juge une œuvre d'art en pensant : il
est impossible que vous ayez voulu ceci.
Un poète est le plus utilitaire des êtres. Paresse,
désespoir, accidents du langage, regards singuliers,
— tout ce que perd, rejette, ignore, élimine,
oublie l'homme le plus pratique, le poète le cueille,
et par son art lui donne quelque valeur.
Ce qui étonne dans les excès des novateurs de
la veille, c'est toujours la timidité.
Les vraies parties du style sont : les manies, la
6i
TEL QUEL
volonté, la nécessité, les oublis, les expédients, le
hasard, les réminiscences.
Paradoxe.
L'homme n'a qu'un moyen 'de donner de Tunité
à un ouvrage : l'interrompre et y revenir.
Est poète celui auquel la difficulté inhérente à
son art donne des idées, — et ne l'est pas celui
auquel elle les retire,.
Poète. — Tandis qu'il fait ses vers, il y a une
période pendant laquelle il ne sait s'il est tout près
du but ou s'il n'a rien fait. L'un et l'autre sont
vrais ; et cette période peut durer presque autant
que le travail entier lui-même.
i^
Maint poète est comme celui qui cHercKeraît
avec peine et fureur par toute la terre, les roches
oii, par hasard, se figure une ressemblance
humaine.
62
RHUMBS
La Pythie ne saurait dicter un poème.
Mais un vers — c'est-à-dire une unité — et puis
un autre.
Cette déesse du Continuum est incapable de
continuer.
C'est le Discontinuum qui bouche les trous.
Les dieux nous gardent du délire prophétique !
Je vois surtout dans ces transports, le mauvais
rendement d'une machine — la machine impar-
faite.
Une bonne machine est silencieuse. Les masses
excentrées ne font pas vibrer l'axe. — Parlez sans
crier.
Point de transports — ils transportent mal.
Inspiration.
Supposé que l'inspiration soit ce que Ton croit,
et qui est absurde, et qui implique que tout un
poème puisse être dicté à son auteur par quelque
déité, — il en résulterait assez exactement qu'un
63
TEL QUEL
inspiré pourrait écrire aussi bien en une langue
autre que la sienne, et qu'il pourrait ignorer.
(Ainsi les possédés de jadis, tout ignares qu'ils
pouvaient être, parlaient hébreu ou grec dans leurs
crises. Voilà ce que l'opinion confuse prête aux
poètes...)
L'inspiré pourrait ignorer de même l'époque,
l'état des goûts de son époque, les ouvrages de ses
prédécesseurs et de ses émules, — à moins de faire
de l'inspiration une puissance si déliée, si articulée,
si sagace, si informée et si calculatrice, qu'on ne
saurait plus pourquoi ne pas l'appeler Intelligence
et connaissance.
^
J'entre dans un bureau où quelque affaire m'ap-
pelle. Il faut écrire, et l'on me donne une plume,
de l'encre, du papier qui se conviennent à mer-
veille. J'écris avec facilité je ne sais quoi d'insigni-
fiant. Mon écriture me plaît. Elle me laisse une
envie d'écrire. Je sors. Je vais. J'emporte une exci-
tation à écrire qui se cherche une chose à écrire. Il
vient des mots, un rythme, des vers, et ceci finira
par un poème dont le motif, la musique, les agré-
ments, et le tout, — procéderont de l'incident
matériel dont ils ne garderont aucune trace. Quelle
critique soupçonnerait cette origine ? La critique,
64
RHUMBS
est-elle possible ? — J'entends cette critique qui
nous servirait à nous-mêmes, et nous ferait un peu
concevoir comment nous faisons ce que nous fai-
sons..»
Un homme très vif, très intelligent, néglige son
style comme il se permet des folies et se moque de
ce qu'il possède»
Qui dit : Œuvre, dit : Sacrifices.
La grande question est de décider ce que l'on
sacrifiera : il faut savoir qui, qui, sera mangé.
^
Ce qui m'intéresse — quand il y a lieu — ce
n'est pas l'œuvre — ce n'est pas l'auteur — c'est
ce qui fait l'oeuvre.
Toute œuvre est l'œuvre de bien d'autres choses
qu'un « auteur ».
Je connais la littérature pour l'avoir interrogée
à ma guise. (Et seulement ainsi.)
65
XEL QUEL
Littérature.
L'auteur a l'avantage sur le lecteur d*avoir
pensé d'avance ; il s'est préparé, il a eu l'initiative.
Mais si le lecteur lui reprend cet avantage ; s'il
connaissait le sujet ; si Fauteur n*a pas profité de
son avance pour approfondir et se mettre loin sur
la route ; si le lecteur a l'esprit rapide — alors tout
l'avantage est perdu, et il reste un duel d'esprits,
mais où l'auteur est muet, où la manœuvre lui est
interdite... Il est perdu.
«r
Je dis : phrase profonde, comme je dis phrase
sonore. C'est une affaire de fabrication : on peut
toujours y arriver.
Si on en fait une, on peut en faire mille qui se
déduisent les unes des autres sans qu'elles parais-
sent se ressembler. C'est l'instrument qui est créé.
Il en est de même de toutes les constructions
littéraires auxquelles on n'impose qu'une ou deux
conditions extrinsèques, — condition de produire
un effet déterminé en gros. La profondeur est cent
fois plus aisée à obtenir de soi que la rigueur.
66
RHUMBS
Tîr
Ce que tu fais le mieux, cela est un piège inévi^
table.
Ecrire en Moi-naturel. Tels écrivent en Moi-»
dièze.
Il y a quelque chose de plus précieux que Von-
ginalité, c'est V universalité.
Celle-ci contient celle-là, et en use, ou n'en use
pas, suivant les besoins.
Si tout le monde écrivait, qu'en serait-il des
valeurs littéraires.?)
^
Ce que l'on gagne en science de son art, on îc
perd en « personnalité d, — tout d'abord... Toute
acquisition extérieure se paie en restriction de soi —
naturel. L'esprit médiocre ne retrouve plus le che-
min de sa nature ; mais quelques-uns rentrent chez
67
TEL QUEL
eux, tout armés de moyens devenus leurs organes,
et plus forts que jamais pour être eux-mêmes.
Premier cas.
O X ! tu prévois tm lecteur qui ne me fait nulle
envie.
Second cas.
Ce livre est « bien »... Mais l'intellect de l'auteur
ne me fait pourtant nulle envie.
^
A n'aime pas l'œuvre de B, mais il apprécie et
utilise implicitement l'œuvre de C qui aime et
utilise B.
J'admirais cette œuvre. Je m'en sentais inca-
pable, mortifié... Et pourtant je sentais qu'il avait
fallu une certaine bêtise pour l'écrire, — la conce-
voir.
Originalité. — Il est des gens, j'en ai connu,
qui veulent préserver leur « originalité ». Ils imi-
68
RHUMBS
tent par là. Ils obéissent à ceux qui les ont fait
croire à la valeur de « l'originalité »,
La becquée.
... Ce livre est un de ces livres où les imbéciles
vont prendre ce que l'auteur a pris à des gens
d'esprit.
-sîr
Ce qui est dans un homme inimitable par les
autres, est précisément ce qu'il ne peut soi-même
imiter de lui-même. Ce que j'ai d'inimitable l'est
pour moi.
L'imitation qu'on en fait dépouille une œuvre
de l'imitable.
S'imiter soi-même.
Il est essentiel pour l'artiste qu'il sacHe s'imiter
soi-même.
C'est le seul moyen de bâtir une œuvre, — qui
est nécessairement une entreprise contre la mobi-
lité, l'inconstance de l'esprit, de la vigueur, et de
l'humeur.
L'artiste prend pour modèle son meilleur état.
69
TEL QUEL
Ce qu'il a fait de mieux (à son jugement) lui sert
d'étalon de valeur.
Il n'est pas toujours bon d'être soi-même.
Profiteur.
Celui-ci écoute et profite. Je lui donne des idées
et je suis sûr qu'il en fera quelque chose.
Mais l'étrange — c'est que : s'il connaissait
mieux encore ma pensée — s'il y pénétrait comme
moi-même, alors il ne pourrait s'en servir.
Il trouverait dans ce fond précisément les
mêmes motifs que moi, mes propres motifs, de ne
pas faire.
Il profite de moi en tant et pour autant qu'il
n'est pas moi.
( — Et peut-être ceci est-il encore vrai — de
moi-même à moi-même.)
TÎr
Littérature, ou — la vengeance de « l'esprit de
l'escalier »■
lie plaisir ou l'ennui causé à un lecteur de 1912
70
RHUMBS
par un livre écrit en 1612 est presque un pur ha-
sard.
Je veux dire qu'il y entre des conditions si nou-
velles en nombre si grand que l'auteur de 1612 le
plus profond, le plus fin, le plus juste n'aurait pu
en avoir le moindre soupçon.
La gloire d'aujourd'hui dore les œuvres du passé
avec la même intelligence qu'un incendie ou un
ver dans une bibliothèque en mettent à détruire
ceci ou cela.
Se dresser un public.
Devenir « grand homme » ce n'est que dresser
les gens à aimer tout ce qui vient de vous ; à le
désirer. — On les habitue à son moi comme à une
nourriture, et ils le lèchent dans la main.
Mais il y a donc deux sortes de grands hommes :
— les uns, qui donnent aux gens ce qui plaît aux
gens ; les autres, qui leur apprennent à manger ce
qu'ils n'aiment pas.
Que préférez-vous, Monsieur l'Auteur, d'être lu
mille fois par un seul, ou d'être une fois lu par
cent mille lecteurs ?
— Mille fois par cent mille, répond l'Etre de
lettres.
71-
TEL QUEL
^
Écrire et travailler pour ceux-là seuls sur qui
l'injure ni la louange n'ont de prise ; qui ne se
laissent émouvoir ni imposer par le ton, l'autorité,
la violence, et tous les dehors.
Écrire pour le lecteur « intelligent ».
Pour celui à qui ni l'emphase, ni le ton n'en
imposent.
Pour celui qui va : ou vivre votre idée, ou la
détruire ou la rejeter — pour celui à qui vous don-
nez le pouvoir suprême sur elle ; et qui possède le
droit de sauter, de passer, ne pas poursuivre ; et
celui de penser le contraire, et celui de ne pas
croire, de ne pas épouser votre intention.
La littérature n'est rien de désirable si elle n*est
un exercice supérieur de l'animal intellectuel.
Il faut donc qu'elle comporte l'emploi de toutes
les fonctions mentales de cet animal ; prises dans
leur plus grande netteté, finesse et force et qu'elle
en réalise l'activité combinée, sans autres illusions
que celles qu'elle-même produit ou provoque en
se jouant.
Ainsi la Danseuse semble dire : A moi la con-
72
RHUMBS
science de mes muscles obéissants ; à toi les idées
que doivent donner les figures de mon corps se
changeant les unes dans les autres, d'après quelque
dessein ou dessin, — ce qui est — la Danse. —
L'intelligence doit être présente ; soit cachée,
soit manifestée. Elle nage en tenant la poésie hors
de l'eau.
La littérature ne peut prudemment ni impuné-
ment se passer d'aucune des fonctions dont j'ai
parlé. Elle serait à la merci d'un œil plus froid et
plus clair, — et d'ailleurs, elle l'est toujours.
L'Art de la lecture.
On ne lit bien que ce qu'on lit dans un certain
dessein tout personnel. Ce peut être d'acquérir tel
pouvoir.
Ce peut être la haine de l'auleur.
Critiques. Le plus sale roquet peut faire une
blessure mortelle ; il suffit qu'il ait la rage.
« Pardon. » — « Je voulais dire. » -. — « N'est-
ce pas ?, » Etc,
73
TEL QUEL
Tous ces tâtonnements disparaissent de la langue
écrite, et ceci est le premier acte du style,
La langue écrite se distingue d'abord par ces
suppressions. C'est un travail facile d'épuration
préliminaire. (On peut se demander si les fameux
petits mots insignifiants dont le grec est plein, et
dont on prétend qu'ils insèrent tant de nuances
dans le discours, — gar, alla, men et dé — sorte
de ponctuation parlée, — ne seraient point les
témoins du langage oral, — c'est-à-dire du mé-
lange de la personne qui parle avec la pensée :
tics, balbutiements, etc.)
La littérature du xvii* est toujours adaptée à
une compagnie. Elle n'est pas de l'homme seul.
Vois sa syntaxe : on ne prend pas ces tours pour
se parler.
Ce qui caractérise une littérature de décadence,
c'est la perfection — ce sont les perfections. Et il
ne peut en être autrement. C'est l'habileté crois-
sante ; et toujours plus d'esprit, plus de sensualité,
74
RHUMBS
plus de combinaisons, plus de dissimulation des
pénibles nécessités ; plus d'intelligence, de profon-
deur ; et en somme plus de connaissance de
l'homme, des besoins et des réactions du sujet lec-
teur, des ressources et des effets du langage, plus
de maîtrise de soi-même, — l'auteur.
Virgile est le type.
Racine procède par de très délicates substitutions
de l'idée qu'il s'est donnée pour thème. Il la séduit
au chant qu'il veut rejoindre. Il n'abandonne
jamais la ligne de son discours.
-5^
Dans Racine, l'ornement perpétuel semble tiré
du discours et c'est là le moyen et le secret de sa
prodigieuse continuité, tandis que chez les mo-
dernes, l'ornement rompt le discours.
I-e discours de Racine sort de la bouche d'une
personne vivante, quoique toujours assez pom-
peuse.
De même chez La Fontaine ; mais la personne
est familière, parfois fort négligée.
Au contraire chez Hugo, chez Mallarmé et
quelques autres, paraît une sorte de tendance à
75
TEL QUEL
former des discours non humains, et en quelque
manière, absolus, — discours qui suggèrent je ne
sais quel être indépendant de toute personne, —
une divinité du langage, — qu'illumine la Toute-
Puissance de l'Ensemble des Mots. C'est la faculté
de parler qui parle ; et parlant, s'enivre ; et ivre,
dansCt
tV
La mort comme moyen littéraire représente une
facilité. L'emploi de ce motif est marque d'absence
de profondeur. Mais la plupart placent l'infini
dans le néant.
Une idée charmante, touchante, '« profondé-
ment humaine » (comme disent les ânes), vient
quelquefois du besoin de lier deux strophes, deux
développements. Il fallait jeter un pont, ou tisser
des fils qui assurassent la suite du poème ; et
comme la suite toujours possible est l'homme
même, ou une vie d'homme, ce besoin formel
trouve une réponse — fortuite et heureuse chez
l'auteur — qui ne s'attendait pas de la trouver, —
et vivante, une fois mise en place, pour le lecteur.
■fi
RHUMBS
Le grand intérêt de l'art classique est peut-être
dans les suites de transformations qu'il demande
pour exprimer les choses en respectant les condi-
tions sifie qua non imposées.
Problèmes de la mise en vers. Ceci oblige de
considérer de très haut ce que l'on doit dire.
L'alexandrin, les rimes, etc., ont leur noblesse,
qui est de marquer tout le mépris qu'on doit avoir
pour ce que le commun des gens appelle sa
« pensée », et dont ils ignorent que les conditions
ne sont pas moins futiles, ni moins fortuites que
les conditions d'une charade.
Les règles nous enseignent par leur arbitraire
que les pensées qui nous viennent de nos besoins,
de nos sentiments, de nos expériences, ne sont
qu'une petite partie des pensées dont nous sommes
capables.
« Combien murs et beaux les vers de nos
grands poètes ! » Sultan Abdul Hamid.
Ce mûrs est d'un connaisseur, mot excellent.
77
ZEL QUEL
La jeunesse n'aîme pas les objets parfaits. Ils lui
laissent trop peu à faire, et l'irritent ou l'ennuient.
La poésie a pour devoir de faire du langage
d'une nation quelques applications parfaites.
Les routes de Musique et de Poésie se croisent.
Les vcff.
La puissance des vers tient à une Harmonie indé-
finissable entre ce qu'ils disent et ce qu'ils sont.
« Indéfinissable » entre dans la définition. Cette
harmonie ne doit pas être définissable. O-iand
elle l'est c'est l'harmonie imitative, et ce n'c.t pas
bien.
L'impossibilité de définir cette relation, combi-
née avec l'impossibilité de la nier, constitue
l'essence du vers.
Ce vers, le plus beau des vers : Le jour n'est pas
78
RHU MBS
plus pur, etc., est transparent comme le jour lui-
même.
Celui-ci : O rêveuse, pour que je plonge,., avec
ses muettes si délicates.
Le poème — cette hésitation prolongée entre le
son et le sens.
Il y a un « secret » de faire les vers, comme il y
en a un de jouer du violon. Celui qui n'a pas le
secret fait des vers, il joue du violon ; du moins il
le croit, et il s'y trompe et d'autres avec lui ; mais
il confond ce qu'il croit faire avec ce qu'il fait en
réalité, — et c'est précisément posséder le secret,
que de ne pas faire cette confusion.
^
Il est dans l'art d'écrire, des prescriptions qui
sont justes mais vaincs ; bonnes mais niaises. Tout
le monde, à peine reçues, les observe sans aucun
mal. Tout le monde, à peine averti, se gardera
facilement de répéter un mot dans une phrase.
Mais Bossuet, qui est Bossuet, écrit assez sou-
vent : Soit qu'il soit démontré que..^
79
TEL QUEL
Et Bourdaloue, qui est très pur, et même qui
n'est guère plus que cela, use parfois de cette atroce
locution.
Dans les arts, les théories ne valent pas grand '-
chose... Mais c'est une calomnie. La vérité est
qu'elles n'ont point de valeur universelle. Ce sont
des théories pour un. Utiles à un. Faites à lui, et
pour lui, et par lui. Il manque, à la critique, qui
les détruit facilement, la connaissance des besoins
et des penchants de l'individu ; et il manque à la
théorie même de déclarer qu'elle n'est pas vraie en
général, mais vraie pour X dont elle est l'instru-
ment.
On critique un outil sans savoir qu'il sert à un
homme auquel il manque un doigt, ou bien qui en
a six.
Poèmes épiques.
Les grands poèmes épiques, quand ils sont
beaux, sont beaux quoi qu'ils soient grands, et le
sont par fragments.
Démonstration : Un poème de longue durée est
un poème qui se peut résumer. Or est poème ce
qui ne se peut résumer. On ne résume pas une
mélodie.
60
RHUMES.
^
Rien de beau ne se peut résumer.
Les barbares pédagogues résument et font résu-
mer des œuvres dont l'absurdité de les résumer est
l'essence même. Leurs squelettes de VÉtiéide ou de
V Odyssée sont privés des mouvements et des forces
et des grâces qui font tout le prix de ces ouvrages
aux yeux des personnes positives.
Qu'il n'y a pas de poètes purs au commence-
ment de littératures, pas plus qu'il n'y a de métaux
purs pour les praticiens primitifs.
Homère et Lucrèce ne sont pas encore des purs.
Les poètes épiques, didactiques, etc.. sont impurs.
— Impurs n'est pas un blâme. Ce mot désigne
un certain fait.
Traductions.
Les traductions des grands poètes étrangers, ce
sont des plans d'architecture qui peuvent être ad-
mirables ; mais elles font évanouir les édifices
mêmes, palais et temples...
ai
TEL QUEL
Il y manque la troisième dimension, qui de
concevables, les ferait sensibles.
Tîr
Le principe du « savoir vivre » : L'homme n'a
pas de corps. Il est vêtu et ne digère pas. Les héros
littéraires ne fonctionnent pas. On ne sait de quoi
ils vivent. Sans profession, sans moyens d'exis-
tence, sans intestin.
On appelle ces monstres des exemplaires éternels
d'humanité ! Ils ne sont que des résidus — des
résumés de ce qu'on trouvait d'intéressant dans
l'homme à telle époque.
La littérature, aussi, se meut entre le réalisme
et le nominalisme — entre la croyance à la des-
cription exacte, à la création d'objets par les mots
— et le libre jeu de mots. Jamais contact plus
étroit que lorsque Zola et Banville vivaient à deux
quarts d'heure l'un de l'autre. Rue de l'Eperon,
rue de Douai.
Confusion.
Poètes-philosophes (Vigny, etc..) C'est con-
82
RHUMBS
fondre un peintre de marines avec un capitaine de
vaisseau.
(Lucrèce est une exception remarquable.)
Confusion.
Mettre de la musique sur de bons vers, c'est
éclairer un tableau de peinture par un vitrail de
cathédrale.
La musique belle par transparence, et la poésie
par réflexion. — La lumière implique l'une, et par
l'autre est impliquée.
Confusion.
Quelle confusion d'idées cachent des locutions
comme « Roman psychologique ». « Vérité de ce
caractère », « Analyse » ! etc.
— Pourquoi ne pas parler du système nerveux
de la Joconde et du foie de la Vénus de Milo ?
Il n'y a pas de doctrine vraie en art, parce qu'on
se lasse de tout et que l'on finit par s'intéresser à
tout,
63
[T^EL QUEL
^
Le genre le plus ennuyeux que l'on puisse trou-
ver dans l'histoire littéraire n'est jamais tout à fait
mort. Il reviendra, — comme remède à l'ennui que
le genre le plus excitant finira bien par atteindre.
iV
Il faut, un jour d'énergie, prendre le livre que
l'on tient pour ennuyeux, lui ordonner d'être,
essayer de reconstituer l'intérêt qu'y a pris l'auteur.
Je déteste la fausse profondeur, mais je n*aime
pas trop la véritable. La profondeur littéraire est le
fruit d'un procédé spécial. C'est un effet comme
un autre, obtenu par un procédé comme un autre.
— Il suffit de voir comme se fabrique un livre de
pensées — j'entends profondes.
Et qu'importe que ce bassin ait quarante centi-
mètres de profondeur ou quatre mille mètres ?
C'est son éclat qui nous enchante.
RHUM BS
lîr
Trait d'esprit, — est usage du mot ou de l'acte
pour son efïet de choc instantané. Faible masse,
grande vitesse. Il y a des traits de sottise aussi con-
sidérables, aussi rares, aussi précieux que des traits
d'esprit.
Le type orateur se sert d'images insoutenables.
Magnifiques en mouvement, ridicules au repos.
Le puissant esprit pareil à la puissance politique,
bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret
empire que des pièces qui portent son signe. Il ne
lui suffit pas d'avoir de l'or ; il le lui faut marqué
de soi. Sa richesse est à son image. Son capital
d'idées fondamentales est monnayé à son effigie ;
il les a faites ou refondues ; et il leur a donné une
forme si nette, il les a frappées dans un or si dur
qu'elles circuleront à travers le monde sans altéra-
tion de leurs caractères et de son coin.
85
TEL QUEL
ARRIERE-PENSEES
La logique ne fait peur qu'aux logiciens.
Garder la liberté de son esprit dans certaines
occasions est considéré comme un crime. —
(Même par soi-même, parfois.)
L'ami sincère.
Qui osera dire à son ami : je t'avais parfaite-
ment oublié...
Le martyr : J'aime mieux mourir que de...
réfléchir.
Pas de « vérité » sans passion, sans erreur. Je
86
RHU M BS
veux dire : la vérité ne s'obtient que passionné-
ment.
Le mensonge sera souvent le péché du question-
neur lequel rend la vérité dangereuse.
Un homme franc est un homme qui a des réac-
tions simples. Son système de relation est un sys-
tème de « plus courts chemins ». On pourrait
reconnaître la franchise d'un homme à bien
d'autres marques que dans ses modes d'agir à
l'égard des autres hommes.
Mais d'abord dans ses réactions devant n'im-
porte quel objet et dans n'importe quelles circons-
tances.
Inquiétant est celui dont on ne peut deviner
quel jugement il porte sur soi-même.
Le cas est heureusement rare.
Mais qui n'est pas inquiétant, n'est pas grand '-
chose.
Nos plus importantes pensées sont celles qui
contredisent nos sentiments.
87
TEL QUEL
^
Les uns disent des sottises après réflexion, les
autres par irréflexion ; certains les évitent par ré-
flexion, et les autres en se laissant spontanément
répondre,
comme si :
chez les uns, l'inconscient ; chez les autres, la
réflexion — était impuissant.
L'esprit, me disait un homme d'esprit, ce n'est
que la bêtise en mouvement ; et le génie, c'est la
bêtise en fureur.
— Agitez-vous, lui dis-je. Irritez-vous, mon
cher...
C'est une grande erreur de spéculer sur la sot-
tise des sots, et une erreur plus grande de bâtir sur
l'intelligence des intelligents.
Ils s'écartent de leur nature une fois par jour.
Mon « injustice » à l'égard de la Musique vient
8â
RHUMBS
peut-être du sentiment qu'une telle puissance est
capable de faire vivre jusqu'à l'absurde.
Le jugement d'un a'oyant sur la pensée d'un
incroyant, et le jugement réciproque ne comptent
pas.
— Un homme qui sent fortement la musique,
et un homme qui n'en perçoit que du bruit peu-
vent parler jusqu'à demain.
Le débat religieux n'est plus entre religions,
mais entre ceux qui croient que croire a une valeur
quelconque, et les autres.
II n*est pas d'opinion, de thèse, de sentiment
qui poussé à bout ou exécuté à fond ne conduise à
la destruction de l'homme.
Si les criminels résistaient en proportion de ce
qu'ils risquent... Si les premiers chrétiens l'eussent
été de toute leur force, il n'y aurait plus eu de chré-
tiens ; — et si tout le monde les eût suivis, per-
sonne ne resterait sur la terre.
89
JEL QUEL
Les deux doctrines symétriques, celle qui parle
d'une vie éternelle et celle qui nous abolit une fois
pour toutes, s'accordent dans une même consé-
quence : l'une et l'autre retirent toute importance
aux inventions et aux constructions humaines.
L'une confronte à l'infini ces œuvres finies et les
annule par ce rapport. L'autre nous fait tendre vers
zéro, et tout avec nous. Si tous fussent vrais chré-
tiens, ou si tous fussent vrais païens, ils seraient
tous morts, et ils seraient morts sans avoir rien fait.
^
On parle bien plus volontiers de ce qu'on
ignore. Car c'est à quoi l'on pense. Le travail de
l'esprit se porte là, et ne peut se porter que là.
Types d'esprits.
Les uns ont le mérite de voir clairement ce que
tous voient confusément. Les autres ont le mérite
de voir confusément ce que personne encore ne
voit. La réunion de ces mérites est très rare.
^
RHUMES
Les premiers sont enfin rejoints par tout le
monde.
Les seconds sont absorbés par les premiers, ou
détruits radicalement sans reste et sans retour. Les
premiers disparaissent dans le nombre où ils se
fondent : les seconds dans les premiers, ou bien
dans le temps pur et simple.
Tel est le sort des hommes de l'esprit.
Ce n'est rien de surmonter le banal. On réagit
contre des sottises par des folies. Cela est méca-
nique. Toute l'histoire mentale moderne, art,
politique, etc., est aussi simple que les réflexes
d'une grenouille. Je hais ce jeu de réactions
simples, automatisme de l'extrémisme, riposte
symétrique ; croyances à la valeur du neuf en tant
que neuf, du vieux en tant que vieux ; croyance à
l'intense, etc.
Mais il existe un point d'oij l'étrange, ni le
banal, ni le neuf, ni le vieux ne peuvent plus se
voir.
Dialogue.
— Quels sentiments alors furent les vôtres ?
— Ceux d'un homme qui ne sait ce qu'il faut
95
TEL QUEL
sentir. Ou peut-être sentais-je que je ne sentais pas
ce qu'il fallait sentir...
De sorte que mon état ne ressemblait à rien, et
que je n'étais positivement personne.
Le Défi.
« Vous n'êtes pas pratique, — (pas bon, pas
sérieux, etc.). — Non, Monsieur, car je ne suis
rien — dans mon état ordinaire. — Au repos, je
ne suis ni ceci ni cela... Mais il ne faudrait pas me
défier d'être bon, pratique, et le reste... Donnez-
m'en le besoin. »
n faut être profondément injuste. — Sinon ne
vous en noêlez pas. Soyez juste.
Il taut avoir commis bien des crimes, plus ou
moins intérieurs, et porter un passé lourd et varié,
plein d'accidents moraux et autres, pour savoir,
pour oser, réussir enfin quelque jour un acte bon,
faire un peu de bien — sans erreur.
92
RHUMBS
^
« Je suis un honnête homme, dit-il, — je veux
dire que j'approuve la plupart de mes actions. »
Raisonnement de la bête.
Il est naturel de lécher la main qui donne à
manger ; qui a donné à manger ; — qui donnera
à manger ; — qui peut-être donnerait à manger...
Si on la mangeait cette main ? Si... Et quoi de
plus naturel aussi ? N'est-ce pas la même chose ?
— Viande pour viande.
Je trouve indigne de vouloir que les autres soient
de notre avis.
Le prosélytisme m'étonne.
Répandre sa pensée ?
Répandre — sa pensée — sans les reprises, sans
l'absurde qui la nourrit, la baigne, — sans ses
conditions...
Répandre ce que je vois faux, incertain, incom-
plet — verbal ; ce que je ne supporte qu'à force de
retouches, d'astérisques, de parenthèses et de sou-
93
TEL QUEL
lignements ; — à force de retouches possibles, de
reprises à date non certaine...
Et par un autre côté — répandre mon meil-
leur...
Ou bien : commençant de parler avec chaleur
et lumière — tout à coup, au son réfléchi de ma
parole, — en entendre la faiblesse, l'absurdité
brusquement accusée — et alors m'interrompre
ou... poursuivre. Me mentir ou me rétracter ?...
— Comment peuvent-ils supporter de rester
dans leur opinion aussitôt qu'elle sonne, et devient
distincte de ce qui crée ?,
-sîr
Etrange folie de communiquer —
Communiquer sa maladie ! — son opinion —
communiquer la vie.
Nos « opinions », nos « convictions » ne sont
que nos cruelles nécessités. Notre nature veut que
nous pensions quelque chose sur tous les sujets. La
constitution politique nous y oblige. Dieu nous
contraint de prononcer sur son existence et ses
qualités.
Notre nature exigeant que nous répondions â
toutes les questions qu'elle nous fait croire qui
nous sont posées ; elle veut aussi que nos réponses
9.4
RHUMBS
nous soient chères comme venant de nous. Le
contraire serait plus sensé
^
Quoi, se disait peut-être un homme de génie, —
je suis donc une curiosité... Et ce qui me paraît si
naturel, cette image échappée, cette évidence im-
médiate, ce mot qui ne m'a rien coûté, cet amuse-
ment éphémère de mes yeux intérieurs, de ma
secrète oreille, de mes heures, et ces accidents de
pensée ou de parole... me font un monstre ? —
Etrangeté de mon étrangeté. Ne scrais-je qu'un
objet rare ? Et donc, sans que rien en moi fût
changé, il suffirait que j'eusse cent mille semblables
pour que je sois rendu imperceptible... S'il y en
avait un million, je serais enfin quelque sot... Ma
valeur tomberait au millionième...
^
Ce n'est le nouveau ni le génie qui me sédui-
sent, — mais la possession de soi. — Et elle
revient à se douer du plus grand nombre de
moyens d'expression, pour atteindre et saisir ce
Soi et n'en pas laisser perdre les puissances natives,
faute d'organes pour les servir,
95
iC.EL QUEL
Rêve. — J'étais ce que je veux être, et je mou-
rais de gêne.
J étais ce que je veux être et je mourais de l'être.
7^
Qui t'a torturé ? Où est enfin cette cause de
douleurs et de cris ? Qui t'a mordu si avant, qui
pesa sur 'toi-même confondu à ta chair comme le
feu coïncide avec le charbon, qui te tordit et tordit
en toi tout l'ordre du monde, toutes idées, le ciel,
les actes et les moindres distractions ?
Est-ce un monstre, un dominateur sans pitié, un
tout-puissant connaisseur des ressources de l'hor-
reur et de ta géographie nerveuse ?
C'est un petit objet, une petite pierre, une dent
gâtée. Il t'a fait chanter tout entier, comme le sif-
flet ajusté sur le cours de la vapeur.
Chanson.
Il n'est peine si grande j
Qu'un rien ne suspende
Pour un rien de temps.
96
RHUMBS
lîr
Revenir à soi, — c'est revenir au reste. C'est
exactement revenir à ce qui n'est pas soi.
Au moment de la jouissance, de l'entrée iti
bonis ; à la mort du désir ; et quand s'ouvre la
succession de l'idéal, se fait une oscillation, une
balance entre le plaisir de mettre la main sur le
réel et le déplaisir de trouver ce réel moins réel
qu'on ne le faisait et moins délicieux que sa figure.
Je dispose de ce bien, et il est comme je pensais.
Mais il y manque pourtant quelque chose. —
Son absence — cette force de se faire imaginer.
Notre insuffisance d'esprit est précisément le
domaine des puissances du hasard, des dieux et du
destin.
Si nous avions réponse à tout — j'entends :
réponse exacte — ces puissances n'existeraient
point.
Mais nos réponses justes sont rarissimes. La plu-
part sont faibles ou nulles. Nous le sentons si bien
92
TEL QUEL
que nous nous tournons à la fin contre nos ques-
tions. C'est par quoi il faut au contraire commen-
cer. Il faut former en soi une question antérieure
à toutes les autres, et qui leur demande à chacune
ce qu'elle vaut.
Pas d'insensibilité aux compliments. Nul n'y
échappe, hormis l'homme souffrant.
La plante humaine semble s'épanouir sous les
louanges. On voit l'immonde fleur s'ouvrir, et le
feuillage frissonner. C'est une chatouille profonde,
que certains pratiquent avec légèreté. Elle agit
même sur l'homme averti et le dispose bien, si
l'opérateur est assez habile et indirect.
L'homme averti ressent une révolte d'être ma-
nié et d'obéir à cette volupté, comme le corps ferait
aux actes lents d'une savante courtisane. Mais cette
révolte même est un doux mouvement d'orgueil
qui procède du sentiment de mériter toujours
louange plus grande que toute louange donnée.
Et par ce mouvement, l'amour de soi ne fait
que se 'transformer en soi-même.
Conspiration. On voudrait unir entre eux tous
ceux pour qui l'on pense, et auxquels nous offrons
98
RHUMBS
en nous-mêmes nos meilleures pensées. Une œuvre
devrait être le monument d'une telle union.
^
La plus grande gloire imaginable est une gloire
qui demeurera toujours ignorée de celui qui l'ob-
tient.
Elle est. d'être invoqué secrètement, d'être ima-
giné et placé par un inconnu dans ses pensées les
plus mystérieuses pour lui servir de témoin, de
juge, de maître, de père et de contrainte sacrée.
Voilà cette gloire mystique, et je sais qu'elle existe,
pour l'avoir conférée à quelques-uns, dont même
les vivants d'entre eux ne le purent soupçonner.
Les médiocres esprits deviennent toujours plus
habiles, ne cessant de parcourir leur médiocre lieu.
Mais celui qui d'habile se fait gauche... voilà
l'homme. -
Je travaille savamment, longuement, avec des
attentes infinies des moments les plus précieux ;
avec des choix jamais achevés ; avec mon oreille,
avec ma yision, avec ma mémoire, avec mon ar-
99
TEL QUEL
deur, avec ma langueur ; je travaille mon travail,
je passe par le désert, par l'abondance, par Sinaï,
par Chanaan, par Capoue, je connais le temps du
trop, et le temps de l'épuration, pour faire de mon
mieux quelque chose dont je sais que ce sera rien,
sujet d'ennui, d'oubli, d'incompréhension, et qui
me déplaira, me blessera demain, — car je serai
demain nécessairement inférieur ou supérieur à
celui d'aujourd'hui qui jait de son mieux.
Je vaux par ce qui me manque, car j'ai la
science nette et profonde de ce qui me manque ;
et comme ce n'est pas peu de chose, cela me fait
une grande science.
J'ai essayé de me faire ce qui me manquait.
lîr
J'aime la pensée comme d'autres aiment le nu,
qu'ils dessineraient toute leur vie.
Je la regarde ce qu'il y a de plus nu ; comme
un être tout vie — c'est-à-dire dont on peut voir
la vie des parties et celle du tout.
La vie des parties de l'être vivant déborde la vie
de cet être. Mes éléments, même ceux de mon
esprit, sont plus antiques que moi. — Mes mots
viennent de loin. — Mes idées, de l'infini. Infini
des combinaisons de cet ordre.
ÎQ0
RHUMBS
^
Le plus beau serait de penser dans une forme
qu'on aurait inventée.
Qu'il est rare de penser à fond sans soupirer.
A l'extrême de toute pensée est un soupir.
Ce que l'on regrette de la vie, c'est ce qu'elle
n'a pas donné — et jamais n'aurait donné. Apaise-
toi.
fOl
AUTRES RHUMBS
RÊVES
Rêve.
Éveillé, mon esprit tout à coup abandonne le»
choses voisines et se met à bâtir dans le monde où
les constructions ne coûtent rien, ou presque rien.
Une grande activité se remarque dans le demi-
univers réservé aux combinaisons et fabrications
imaginaires. Mes désirs construisent et tendent à
me faire ce qui me plaise exactement. Je renverse
leurs projets. Je reprends ; je modifie, je perfec-
tionne.
Un grand bruit me précipite de là-haut. Je suis
coupé en deux. Je me trouve tombé à la place
même de mon corps. Je me perçois en deux per-
sonnes incompatibles. Il se produit entre ces deux
présences une oscillation symétrique de période
inconnue. J'ai des intérêts dans deux mondes qui
n'ont pas de communication entre eux. Je rêve ou
je veille. Je vois ou je forme. Je vais de mes mains
et de ma table, à mes structures et à mes chantiers
d'excitation, et je reviens au réel...
107
TEL QUEL
Peu à peu cette vie en partie double s'organise.
L'oscillation du pendule Moi se ralentit. Je consens
à être et à édifier, à peu près simultanément. Il y
a quelque chose de changé. Je passe de l'état de
perturbation alternante, de l'état « L'un ou
l'autre » à l'état « L'un et l'autre ». J'ai créé un
regard capable de deux mondes donnés.
Si nous pouvions trouver de même un état ca-
pable de la veille et du véritable rêve, de belles
observations deviendraient possibles...
Rêve.
Il y a quelque trente ans, j'ai fait ce rêve :
Je me trouvais sur un quai, à Rouen, vers la fin
du jour. Une ardente et tendre lumière rose sur le
fleuve, sur les pierres, sur les arêtes, les passerelles,
les renflements et les saillies des navires à l'ancre.
Mais une seule chose m'importait.
Il y avait à dix pas de moi une petite montagne
de houille. Il en émanait une puissance, une vertu
indéfinissable que je sentais étrangement peser sur
moi.
Je me sentais attiré, paralysé, contraint à une
contemplation, et comme intérieurement orienté
tout entier par cette ténébreuse et étincelantc
masse. Ce tas noir, et de diamant noir, m'était
comme la Montagne d'Aimant des Contes arabes.
lo8
'AUTRES RHUMBS
Et quelque chose en moi nommait cet effet sin-
gulier, sans le moindre doute. Quelque chose savait
en moi d'une science certaine et immédiate que
c'était là le Regard de Napoléon.
^
IMUS
Opéra de rêve.
Une grosse lampe, couleur de perle et de rêve,
émet une lueur ou musique toute suave. La lu-
mière qui croît, ou l'harmonie qui s'enfle et se
divise, éclaire ou crée peu à peu le spectacle. On
découvre Imus assis devant une table. On le voit
ou On est lui. Mieux on le distingue, plus on est
lui. L'harmonie forme ou fait venir d'o« ne sait
quel lointain une jeune servante blonde et pleine
de grâce. Elle vient près d'Imus, s'accoude, puis
s'assied à demi à côté de lui, sur le vide, toute
proche et claire. On ne voit point son visage
connu, qui demeure détourné, chose abstraite ; et
le sourire qu'0/2 sait qu'elle a existe dans toute la
salle vague, à la manière d'un parfum. Mais son
corps tiède, nuque et coude vivants, presse et
s'impose,
Z09
TEL QUEL
Ce contact est inexprimablement réel. Tout le
monde perçoit par Imus qui est aussi tout le
monde ; et Voti comprend, au contraire, que la
vision de cette jeune fille n'est qu'une peinture et
un pres'tige accessoire.
Elle se tait indéfiniment, infiniment douce
contre Imus ; mais l'étonnement de cette arrivée,
de cette pose, de cette approche et de ce silence
l'envahit, envahit la scène, la salle ou moi, comme
les avait envahis le sourire ou le parfum.
Ni parole, ni mouvements de cette fille ni de
personne ne dissipent ni ne gênent ce trouble qui
se développe dans Imus, et par la mystérieuse
action de présence d'Imus, en tout le monde ou en
moi. Ce charme de contact s'élève dans la chair,
dans le cœur, dans la présence humaine réelle
cachée, rend la lumière et la musicale rumeur plus
faibles et plus tendres, répand une chaleur sourde
et trop douce, change les projets, les devoirs, obs-
curcit les prudences permanentes, éclaire une pente
unique. Un rideau de moins en moins transparent
coule sur le reste du monde, avec un bruit continu
qui cause un extrême délice et un malaise extrême
indivisibles.
Rêve. Rapport de mer.
On est en mer, couchés dans un cadre ; deux
no
'AUTRES RHUMBS
corps en un seul ; étroitement unis, et il y a doute
si Von est un ou deux, à cause de ce resserrement
dans le lit exigu de la cabine. L'être simple et
double est en proie à une tristesse infinie. Il y a
une douleur et une tendresse sans cause et sans
bornes avec lui. Un vent de tempête souffle dans
la nuit extérieure. Le navire roule et geint affreu-
sement. L'être à l'être se cramponne et on perçoit
le battement d'angoisse d'un cœur unique, les
coups sourds de la machine qui cogne et lutte
contre la mer, les chocs rythmés, et de plus en plus
durs et violents, de cette mer démontée contre la
coque.
La terreur, le danger, la tendresse, l'angoisse, le
roulis, la puissance des ondes croissent jusqu'à un
certain point de rupture.
Enfin la catastrophe se déclare. Le hublot cède
à la mer ; la paroi même s'entr 'ouvre et vomit
l'eau formidable.
Je m'éveille. Mon visage est baigné de larmes.
Elles ont coulé sur mes joues, jusques à mes lèvres,
et ma première impression est le goût de ce sel,
qui sans doute a créé tout à l'heure cette combinai-
son désespérée de tendresse, de tristesse et de mer.
Remarque.
On observera que j'ai souligne plusieurs fois
TEL QUEL
.dans ce petit « rapport de mer » le mot : On. J'ai
remarqué assez souvent l'importance, la nécessité
d'emploi, — de ce pronom dans le récit que nous
nous faisons des rêves. Ces récits sont toujours sus-
pects. Nous ne connaissons nos propres rêves que
dans une traduction que nous en donne le réveil,
— dans un état qui est incompatible avec eux. Je
crois que nous ne pouvons absolument pas nous
représenter toute V insignifiance essentielle des
rêves, leur incohérence constitutive. Mais le texte
de nos traductions naïves laisse parfois entrevoir
les embarras et les hésitations du traducteur, ses
écarts du langage qui convient aux choses de la
veille. De telles perturbations de formes me font
songer à ces petites inégalités, à ces anomalies
par l'analyse desquelles les astronomes arrivent à
déceler l'existence de corps invisibles...
Le mot : On, que j'ai dû employer tient lieu
d'un sujet indistinct, à la fois spectateur, auteur,
auditeur, acteur, en qui le voir et le être vu, l'agir
et le subir, sont réunis et même curieusement com-
posés. Notre langage répugne à l'expression de ces
possibilités psychiques si éloignées de nos habitudes
de pensée utile. Mais peut-être trouverait-on, dans
quelque dialecte de tribu australienne ou algon-
quine, des termes et des formes plus variés, plus
complexes, plus généraux, — et en somme plus
savants <juc les nôtres, -- — pour traduire avec une
113
AUTRES RHU MBS
approximation plus satisfaisante les informes et
inhumains phénomènes du rêve.
A t halte.
Madame T, a perdu sa nièce il y a quelques
mois.
Elle a fait ce rêve : que se trouvant dans son
salon où elle prend le thé avec une amie, entre sou-
dain la nièce morte.
Avec surprise et joie elle se lève pour l'accueil-
lir. La dame qui était là regarde, se dresse et s'ét/a-
notiit. La morte embrasse sa tante. Ensuite, elle la
saisit par la taille et fait mine de la vouloir enlever
en l'air.
Mais la rêveuse, le Moi de ce rêve, ne se trouve
saisie que par un corps qui se fluidifie, se fond,
s'afïaisse. A ses pieds il n'y a aussitôt qu'une loque
innommable, une robe morte, — et tout ce qu'il
faut pour se réveiller en pleine horreur.
Remarque.
Dans certaines dispositions, on trouve extraordi-
nairement beaux des vers, qui au bout de quelques
heures, ou de quelques instants, sont reconnus
détestables. C'est qu'on a rêvé.
Si le poète était vraiment un rêveur, comme
TEL QUEL
une légende toute moderne le prétend, il est à
parier qu'il ne pourrait jamais se relire sans gémir.
Il me souvient d'avoir été excessivement peiné,
pendant toute une matinée, de ne pouvoir retrou-
ver quelques vers entendus en rêve, et qui me lais-
saient le sentiment d'une beauté incomparable,
comme infinie, singulière et impersonnelle. J'ex-
prime ceci comme je puis.
Mais je me consolai doucement et progressive-
ment, par une sorte d'analyse de plus en plus fine
et serrée, me démontrant que ces beaux vers ne
devaient et ne pouvaient être qu'un balbutiement
insignifiant, une syllabisation quelconque, plus
une impression de merveille inouïe... Pure coïnci-
dence, ou coïncidence non substantielle, d'un bal-
butiement local et perdu, avec le sentiment sans
objet d'un état d'enchantement.
Le suicide est comparable au geste désespéré du
rêveur pour rompre son cauchemar. Celui qui par
effort se tire d'un mauvais sommeil, tue ; tue son
rêve, se tue rêveur^
îifl
POESIE PERDUE
Cœur de la nuit.
Nuit coupée, presque trop belle, mêlée de trop
de noir et de lumières trop aiguës ; merveille de
possession et d'absence, nuit toute en écarts admi-
rables ; pas un instant qui ne soit tout ou rien.
Au sein de la nuit, au centre de la nuit.
Le réveil de l'esprit bien opposé à la substance
de la nuit :
Remarquablement seul, distinct, reposé.
Divisé de la nuit, divisant nettement ses puis-
sances !
Alors les ténèbres l'illuminent
Le silence lui parle de près.
Alors, le corps sans poids dans le calme
Se ressentant jusqu'aux extrêmes de ses mains,
de ses pieds ;
Et le langage tout présent,
La mémoire toute présente,
Tous les mouvements et opérations d'esprit
Sensibles et visibles ;
TEL QUEB
IJes idoles bien rangées
Sur tous les degrés, à tous les ordres, et classes
ou catégories
Sentir la connaissance même, et point d'objets...
L'ouïe.
Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est
le silence. Ecoute ce qu'on entend lorsque rien ne
se fait entendre. *
II couvre tout, ce sable du silence.
Je considère toute mon histoire, mes volontés
et mes amours comme une ville d'autrefois, par la
cendre ou le désert, ensevelie et effacée.
Mais entends ce sifflement si pur, si seul, si loin,
créateur d'espace, comme au plus profond, comme
existant solitaire par soi-même.
Plus rien. Ce rien est immense aux oreilles.
Sifflet encore. Sifflet sinistre, simple, éternel,
égal à lui-même ; filet éternel du temps, qui se
perd dans l'univers de l'ouïe, consubstantiel à l'es-
pace, coulant dans le sens de l'attente infinie,
emplissant la sphère croissante du désir d'entendre.
'AUTRES RHUMBS
Les oiseaux.
Oiseaux premiers. Naissent enfin ces petits cris.
Vie et pluralité vivante au plus haut des cieux !
Petits cris d'oiseaux, menus coups de ciseaux,
petits bruits de ciseaux dans la paix ! Mais quel
silence à découdre !
Réversibilité.
Quelle sorte de bonheur se baigne dans la
fatigue ! Fatigue du repos, extension infinie, les
bornes du monde ou du corps s'y composent.
Je me confonds à la douce chaleur de ma
couche. Tout est possible à l'homme qui se tourne
et se retourne entre la veille et le sommeil. Il peut
prendre à droite ou à gauche. Sa substance de
hasards est toute chaude encore ; les songes sont
tout prêts à servir. De l'autre côté, il voit ses forces
et ses actes.
Reprise.
Roulements des roues premières. Des revenants
laborieux toussent et causent dans la rue probable.
Il doit y. avoir du soleil frais sur les ordures.
fi9
TEL QUEL
O vie, ô peinture sur ténèbres !
Belle matinée, tu es peinte sur la nuit.
Matin délicieux, qui te peins sur la nuit.
Ces hirondelles se meuvent comme un son
meurt.
Si haut vole l'oiseau que le regard s'élève à la
source des larmes.
MATIN
Réveîl.
Au réveil, si douce la lumière et beau ce bleu
vivant !
Le mot « Pur » ouvre mes lèvres.
Tel est- le nom que je te donne.
Ici, unies au jour qui jamais ne fut encore, les
parfaites pensées qui jamais ne seront. En germe,
éternellement germe, le plus haut degré univer-
sel d'existence et d'action.
Le Tout est un germe — le Tout ressenti sans
parties — le Tout qui s'éveille et s'ébauche dans
l'or, et que nulle affection particulière ne corrompt
encore.
Je nais de toutes parts, au loin de ce Même, en
120
AUTRES RHUMBS
tout point où étincelle la lumière, sur ce bord, sur
ce pli, sur le fil de ce fil, dans ce bloc d'eau lim-
pide. Tu n'es encore et sans peine qu'un effet déli-
cieux de lumière et de rumeur, merveille de feu,
de soie, de vapeur et d'ardoise, ensemble de bruits
simples confondus, dorure et murmures, matin.
^
Que ne puis-je retarder d'être moi, paresser dans
l'état universel ?
Pourquoi, ce matin, me choisirais-je ? Qu'est-ce
qui m'oblige à reprendre mes biens et mes maux ?
Si je laissais mon nom, mes vérités, mes coutumes
et mes chaînes comme rêves de la nuit, comme
celui qui veut disparaître et faire peau neuve, aban-
donne soigneusement au bord de la mer, ses vête-
ments et ses papiers ?
N'est-ce point à présent la leçon des rêves et
l'exhortation du réveil ? Et k matin d'été, k ma-
tin, n'est-il le moment et k conseil impérieux de
ne point ressembler à soi-même ? Le sommeil a
brouillé le jeu, battu les cartes ; et les songes ont
tout mêlé, tout remis en question...
Au réveil il y a un temps de naissance, une nais-
sance de toutes choses avant que quelqu'une n'ait
lieu. II y a une nudité avant que l'on se re-vêtissc.
121
TEL QUEL
L'âme boit aux sources une gorgée de liberté et
de commencement sans conditions.
Cet azur est une Certitude. Ce Soleil qui paraît
et fait sonner pour soi de toutes parts le branle-
bas et les honneurs, qui fait chanter une feuille et
étinceler tout le pont, tous les cuivres de la mer, il
s'annonce et monte comme un juge, il évoque les
pâles erreurs à son tribunal; il condamne les
songes ; il dissipe les croyances de la nuit, il casse
les jugements de la terreur ; il rassure ou menace
toute chose mentale... Que de pensées se cachent
aussitôt, et que de procédures de l'esprit sont sans
retard frappées de nullité i
ii
ARBRE
L'arbre chante comme roiseau.
Tout à coup, coup de vent. — Vent brusque.
Cela vient, s'apaise, revient comme vagues.
Le vent donne au grand arbre une multitude de
t2a
AUTRES RHUMBS
pensées, le surprend, le trouble, l'attaque en tous
points, l'ébranlé. Le revêt de l'envers de ses mil-
liers de feuilles nombreuses. L'épouse, le change
en rumeur qui grandit et s'afïaiblit et le change en
ruisseau perdu.
Ceci donne pur rêve du ruisseau.
L'arbre rêve d'être ruisseau ;
L'arbre rêve dans l'air d'être une source vive...
Et de proche en proche, se change en poésie, en
un vers pur...
J'analyse et épouse le frissonnement des petites
feuilles de l'arbre immense qui vit dans ma fenêtre.
Cela commence et finit. L'arbre calmé, je cherche
et trouve encore une petite feuille qui oscille.
Reprise maintenant, reprise accélérée. Ce sont
sextuples croches, trilles insoutenables. Nous voici
à l'extrême de l'aigu. C'est un prurit, un ultra-vif,
une fohe de fréquence, un délire d'excitation qui
gagne les masses centrales et menace l'énorme vie.
Il y a une combinaison harmonique visible de la
vibration affolée de la feuille avec celles de la
tigelle, du rameau, puis de la branche mère et de
la grosse branche aïeule. La plus grosse lourde-
ment, lentement, se balance et ses parties de plus
en plus fines et. frêles oscillent, palpitent, scintil-
lent,
Ï23
TEL QUEL
Le mouvement gagne du front vers le sol.
Un amortissement délicieux achève la crise et la
leçon de poésie.
OISEAUX CHANTEURS
L'oiseau crie ou chante ; et la voix semble être a
l'oiseau d'une valeur assez différente de la valeur
qu'elle a chez les autres bêtes criantes ou hurlantes.
L'oiseau seul et l'homme ont le chant.
Je ne veux seulement la mélodie, mais encore ce
que la mélodie a de libre et qui dépasse le besoin.
Le cri des animaux est significatif ; il les dé-
charge de je ne sais quel excès de peine ou de
puissance, et rien de plus.
Le braiement de l'âne, le mugissement du tau-
reau, l'aboi du chien, le cri du cerf qui rait ou
brame, ils ne disent que leur état, leur faim, leur
rut, leur mal, leur impatience. Ce sont des voix
qui naissent de ce qui est ; nous les entendons aisé-
ment et possédons leurs pareilles.
Mais comme il s'élève et se joue dans l'espace,
et a pouvoir de choisir triplement ses chemins, de
tracer entre deux points une infinité de courbes
9:24
AUTRES RHUMBS
ailées, et comme il prévoit de plus haut et vole où
il veut, ainsi l'Oiseau, jusque dans sa voix, est plus
libre de ce qui le touche.
Chant et mobilité, un peu moins étroitement
ordonnés par la circonstance qu'ils ne le sont chez
la plupart des vivants.
"k
MATIN
Matin. Pluie d'une aurore mclée.
Je regarde cette pluie rapide. C'est toute ma
peau qui la voit.
Par le moyen des nues, le caprice du vent
change en deux ou trois minutes la face du champ
de la mer. La couleur du soleil et celle de la nuit se
mêlent et se succèdent. Une partie de la côte est
nette et sombre ; l'autre toute fondue et vague-
ment écrasée dans l'humide substance de la vue.
Douces formes roses indistinctes.
Les mutations rapides font penser à celles d'une
âme très impressionnable ; elle sourit encore à une
idée, que la dure volonté et la tristesse instantanée
sont déjà maîtresses de presque toute elle-même.
125
TEL QUEL
Tout ce regard me peint les fluctuations, les
invasions et désertions de l'âme par les lumières
et les ombres des idées.
La vitesse de ces changements visibles est de
l'ordre de grandeur de celle de l'âme. Le mouve-
ment d'un développement musical pourrait suivre
celle-ci très exactement.
ii
REPRISE
De l'horizon fumé et doré, la mer peu à peu se
démêle ; et des montagnes rougissantes, des cieux
doux et déserts, de la confusion des feuillages, des
murs, des toits et des vapeurs, et de ce monde
enfin qui se réchauffe et se résume d'un regard,
golfe, campagne, aurore, feux charmants, mes
yeux à regret se retirent et redeviennent les esclaves
de la table. Tout un autre monde, un tout autre
monde existe, le monde des signes sur la table ! —
Que le travail soit avec nous ! Quel étrange resser-
rement de vision, quelle parenthèse dans l'espace,
£26
'AUTRES RHUMBS
quel aparté dans l'univers que cette page toute
attaquée d'écriture, brouillée de barres et de sur-
charges I J'y vois des lignes entre des lignes, et
l'infini des approximations successives est comme
esquissé sur le papier. C'est ici que l'esprit à soi-
même s'enchaîne. Les dons, les fautes, les repen-
tirs, les rechutes, n'est-ce point sur ce feuillet voué
aux flammes tout l'homme moral qui apparaît ? Il
s'est essayé, il s'est enivré, il s'est déchargé, il s'est
fait horreur, il s'est mutilé, il se reprend, il se
chérit, et il s'adore.
O
Esprit. Attente pure. Éternel suspens, menace
de tout ce que je désire. Épée qui peut jaillir d'un
nuage, combien je ressens V imminence ! Une idée
inconnue est encore dans le pli et le souci de mon
front. Je suis encore distinct de toute pensée ; éga-
lement éloigné de tous les mots, de toutes les
formes qui sont en moi. Mon œil fixé reflète un
objet sans vie ; mon oreille n'entend point ce
qu'elle entend. O ma présence sans visage, quel
regard que ton regard sans choses et sans per-
TEL QUEL
sonne, quelle puissance que cette puissance indéfi-
nissable comme la puissance qui est dans l'air
avant l'orage ! Je ne sais ce qui se prépare. Je suis
amour, et soif, et point de nom. Car il n'y a point
d'homme dans l'homme, et point de moi dans le
moi. Mais il y aura un acte sans être, un effet sans
cause, un accident qui est ma substance. L'événe-
ment qui n'a de figure ni de durée, attaque toute
figure et toute durée. Il fait visibles les invisibles et
rend invisibles les visibles. Il consume ce qui l'at-
tire, il illumine ce qu'il brise... Me voici, je suis
prêt. Frappe. Me voici, l'œil secret fixé sur le point
aveugle de mon attente... C'est là qu'un événe-
ment essentiel quelquefois éclate et me crée.
128
MERS
INSCRIPTION SUR LA MEK
LA SEULE INTACTE, ET LA PLUS ANCIENNE CHOSE DU
GLOBE,
TOUT CE qu'elle TOUCHE EST RUINE ;
TOUT CE qu'elle ABANDONNE EST NOUVEAUTÉ ;
CELLE QUI SE RESSAISIT ENTRE DEUX FOIS QU'eLLE SE
DONNE,
ELLE SE DONNE ET SE RETIRE AMEREMENT.
Vagues.
Le vent strie la grande vague de petites vagues
obliques. La peau de la grande houle fondamen-
tale est ridée régulièrement par la cause superfi-
cielle de la brise, qui irrite légèrement la surface ;
et la puissante forme roulante de provenance loin-
taine se complique, devient une masse à facettes,
une figure solide cristalline en transformation in-
cessante, d'où émane la rumeur d'une matière en
ébuUition par l'infinie quantité de cris intimes, de
TEL QUEL
déchirements et froissements, de plissements et de
mélanges entre les eaux.
Tîr
Remarque.
La quantité n'est rien pour l'esprit. Elle est tout
pour le sens. Rien pour l'esprit ; le géomètre
l'ignore et l'absorbe dans les formes qu'il enfante.
Mais le sens, mais l'oreille, mais l'œil, mais
l'âme sensitive sont excités, exaltés, écrasés par
cette éternelle répétition.
L'esprit abhorre le retour innombrable, et voici
toute une journée que les vagues qui vont périr le
saluent.»
UN PHENOMENE
26 septembre.
Coucher du soleil. Ciel pur, le disque orange est
tangent à l'horizon.
Les personnes qui sont sur la plage se taisent
sans savoir pourquoi. Silence de trois minutes.
Impression de solennité de ce passage. Il y a une
sensation d'exécution capitale dans la profondeur
1^2
'AUTRES RHUMBS
implicite de cette durée. La tête de ce jour lente-
ment tombe.
Le disque est bu. Quand il disparaît net, un
enfant crie : Ça y est ! Chacun semble frappé
d'avoir vu l'un de ses jours décapité devant soi.
Je garde quelque temps dans le regard la pré-
sence restante de ce mouvement prodigieux. Je res-
sens fortement l'impression de nécessité, de ri-
gueur, d'horaire inflexible, de puissance inerte pré-
cise.
L'étrange situation du vivant, l'énorme inéga-
lité de grandeur, différence de nature, de durée,
qui existe visiblement entre les deux présents et
composants de l'instant, la sensation immédiate
d'une formidable hiérarchie d'importance s'impo-
sent à la pensée et subsistent quelque peu dans sa
substance impressionnable, comme l'image trop
intense persiste et se meurt dans l'œil, par degrés
de couleurs opposées. Ainsi la pensée répond, ou
semble répondre, à ces trop fortes visions de
« nature » par des répliques pâles et nobles, par le
développement de contrastes connus. Elle invoque
sa valeur propre, la transcendance de la faculté de
connaître, et ne s'avise point du naïf automatisme
de ces ripostes. Émettre le contraire, ce peut être
suffisant pour se défendre, mais rien de plus que
suffisant.
Il fallait bien que la pensée se défendît de cette
TEL QUEL
chose contemplée. Sa quantité de vie et de connais-
sance entièrement soumise au mouvement de
corps, son existence et sa mort apparues entraînées
comme une étoile courant dans le champ d'une
lunette fixe ; la suppression de son être, vue et
infligée comme conséquence directe et minime des
exigences de l'horaire ; toutes choses humaines
déprimées, dépréciées, annulées au moment de ce
frôlement de l'âme par l'astre, la dépendance sans
contre-partie... Je laisse ma phrase en suspens. Je
voulais précisément dire que tous ces sujets ne sup-
portent point à^ attributs...
La mer à présent semble porter flottante et cla*
potante toute une verrerie verte et violette. L'en-
fant de tout à l'heure dévore un croûton poudré
de sable que je sens crier sous mes dents.
Sables.
De la mer Occane.
Mer-Océan.
La grande forme qui vient d'Amérique avec son
beau creux et sa sereine rondeur trouve enfin le
socle, l'escarpe, la barre.
La molécule brise sa chaîne. Les cavaliers blancs
sautent par delà eux-mêmes.
L'écume ici forme des bancs très durables, qui
134
AUTRES RHUMBS
figurent un petit mur de bulles, irisé, sale, crcvard,
le long du plus haut flot.
Le vent chasse des chats et des moutons né& de
:ette matière, les souffle et les fait courir le plus
drôlement du monde vers les dunes, comme
effrayés par la mer. Cette écume est autre chose
que de l'eau battue. Émulsionsale de silice et de sel.
Quant à l'écume fraîche et vierge, elle est d'une
douceur étrange aux pieds. C'est un lait tout
gazeux, aéré, tiède, qui vient à vous avec une vio-
lence voluptueuse, inonde les pieds, les chevilles,
les faire boire, les lave et redescend sur eux, avec
une voix qui abandonne le rivage et se retire, tan-
dis que ma statue s'enfonce un peu dans le sable et
que l'âme qui écoute cette immense et fine mU"
sique infiniment petite s'apaise ti la suit.
ir
Même sujet.
Grande mer à la Mer Sauvage. Jamais vagues
plus hautes, plus massives, plus pétries, et pétris-
santes ; plus écumantes. Sur le bord, à distance des
plus hautes eaux, une barrière d'écume persistante,
figée, dont Iç vent arrache des lambeaux gros
comme un chat qu'il fait courir sur la pente de
sable uni, c't qu'il roule vers les dunes. Ils ont l'air
d'animaux. Cette gelée boursouflée est jaunâtre,
gluante, composée de silice et d'eau salée.
135
TEL QUEL
Effet écrasant de cette bourrade indéfiniment
prolongée. Le paroxysme apparent, durable, et
inépuisable. Ennui, sommeil, provoqués par cette
sublime action non vivante, cette colère apparente,
ce soulèvement et ce choc de choses mortes, cette
insurrection de l'inerte.
Rochers.
Les uns sont noirs ; les autres, d*argent ;
d'autres, roses de chair.
Les uns luisants et cubiques, aux arêtes mousses
et douces. Les autres, à cassures aigres et nettes, ou
à feuillets épais et déchiquetés. Il en est d'informes
et de grossiers, et il en est de particuliers comme
des personnes. Chacun sa nature, sa figure, son
histoire. Sa figure est son histoire.
Je m'avance dans ce chaos au bruit de la mer.
C'est une danse étrange, ou peut-être tout le
contraire d'une danse, que ce cheminement assu-
jetti à un sol qui n'a point de loi. Le corps ne peut
rien prévoir, chaque pas est une invention spéciale
de l'œil et de l'instant. Nul pas ne ressemble à
l'autre ; aucun n'a l'amplitude, la figure, la dyna-
mique du précédent. Point d'habitude ici. Nulle
séparation possible de l'esclave et du maître. Ainsi,
dans les temps difficiles, le pouvoir et le peuple se
tiennent de tout près.
Il6
AUTRES RHUMBS
J'observe toutefois une sorte de rythme, car, à
travers les hauteurs et les profondeurs, en dépit de
la suite irrégulière des sauts et des escalades,
j'essaie de conserver une vitesse moyenne. Dans cet
espace en eicaliers successifs et contrariés, il est dur
et bon de se mouvoir. Tous les muscles travaillent,
et travaillent à l'improviste ; il faut que le centre
à chaque instant invente la figure de son homme
et distribue diversement l'énergie.
Il se joue un jeu d'échecs fort compliqué ; à
chaque coup, le problème est autre ; et les pièces
du jeu sont les images de la vue, les prévisions
euclidiennes de déplacement, les divers groupes
musculaires indépendants, et bien d'autres choses.
Toutes les pensées qui ne sont point : atteindre
la mer, ou qui ne s'y rapportent, qui ne se pour-
raient traduire en économie de forces, en prévi-
sions d'efforts, sont comme annulées ou détruites
en germe. Ainsi en est-il dans le joueur absorbé.
Tous ces calculs des sens et du squelette tou-
chent à leur terme. Je vois l'écume entre d'énormes
autels, des dés immenses, des tables renversées.
Nage.
Il me semble que je me retrouve et nac recon-
naisse quand je reviens à cette eau universelle. Je
TEL QUEL
ii,e connais rien aux moissons, aux vendanges.
Rien pour moi dans les Géorgiques.
Mais se jeter dans la masse et le mouvement,
agir jusqu'aux extrêmes, et de la nuque aux
orteils ; se retourner dans cette pure et profonde
substance ; boire et souffler la divine amertume,
c'est pour mon être le jeu comparable à l'amour,
l'action où tout mon corps se fait tout signes et
tout forces, comme une main s'ouvre et se ferme,
parle et agit. Ici, tout le corps se donne, se re-
prend, se conçoit, se dépense et veut épuiser ses
possibles, Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il
devient fou de vie et de sa libre mobilité il l'aime,
il la possède, il engendre avec elle mille étranges
idées. Par clic, je suis l'homme que je veux être.
Mon corps devient l'instrument direct de l'esprit,
et cependant l'auteur de toutes ses idées. Tout
s'éclaire pour moi. Je comprends à l'extrême ce
que l'amour pourrait être. Excès du réel ! Les ca-
resses sont connaissance. Les actes de l'amant
seraient les modèles des œuvres.
Donc, nage ! donne de la tête dans cette onde
qui roule vers toi, avec toi, se rompt et te roule !
Pendaiit quelques instants, j*ai cru que je ne
pourrais jamais ressortir de la mer. Elle me ic]^
138
'AUTRES RHUMBS
t, reprenait dans son repli irrésistible. Le retrait
la vague énorme qui m'avait vomi sur le sable
/alait le sable avec moi^ J'avais beau plonger mes
as dans ce sable, il descendait avec tout mon
rps. Comme je luttais encore un peu, une vague
aucoup plus forte vint, qui me jeta comme une
ave au bord doré de la région critique.
Je marche enfin sur l'immense plage, frisson-
nt et buvant le vent. C'est un coup de S. W.
i prend les vagues par le travers, les frise, les
)isse, les couvre d'écaillés, les charge d'un ré-
m d'ondes secondaires qu'elles 'transportent de
lorizon jusqu'à la barre de rupture et d'écume.
Homme heureux aux pieds nus, je marche ivre
marche sur le miroir sans cesse repoli par le
►t infiniment mince.
Psaume.
La marche libre et vive chante de soi-même. Il
t impossible de ne pas créer en marchant. Créer
. marchant est aussi simple et naturel que d'avan-
r dans la liberté apparente du rythme des mêm-
es. Il ne faut pas fixer ces créations tout indi-
duelles. J'ai fixé celle-ci c't quelques autres pour
c servir de documents.
m
TEL QUEL
COMME AU BORD DE LA MER...
Comme au bord de la mer
Sur le front de séparation,
Sur la frontière pendulaire
Le temps donne et retire.
Assène, étale.
Vomit, ravale.
Livre et regrette,
Touche, tombe, baise et gémi
Et rentre à la masse,
Rentre à la mère.
Eternellement se ravise !
Sur le front battu de la mer
Je m'abîme dans l'intervalle de deux lames...
Ce temps à regret
Fini, infini...
Qu'enferme ce temps ?
Quoi se resserre, quoi se rengorge ?
Que mesure, et refuse, et me reprend ce temps ?
Imposante impuissance de franchir, ô Vague !
La suite même de ton acte est se reprendre,
Redescendre pour ne point rompre
L'intégrité du corps de l'eau !
140
'AUTRES RHUMBS
Demeurer mer et ne point perdre
La puissance du mouvement !
Il faut redescendre
Grinçante, à regret,
Se réduire et se recueillir,
Se refondre au nombre immuable,
Comme l'idée au corps retourne.
Comme retombe la pensée
Du point où sa cause secrète
L'ayant osée et élevée.
Elle ne peut toujours qu'elle ne s*en revienne
A la présence pure et simple,
A toutes choses moins elle-même,
Quoi que ce soit non elle-même.
Elle-même jamais longtemps,
Jamais le temps
Ni d'en finir avec toutes choses.
Ni de commencer d'autres temps...
Ce sera toujours pour une autre fois !
Pour la prochaine et pour l'autre fois,
Une infinité de fois !
Un désordre de fois !
Entends indéfiniment, écoute
Le chant de l'attente et le choc du temps.
Le bercement constant du compte.
TEL QUEL
L'identité, la quantité,
Et la voix d'ombre vaine et forte,
La voix massive de la mer
Se redire : Je gagne et perds,
Je perds et gagne...
Oh ! Jeter un temps hors du temps I
Tir
Plus que seul au bord de la mer,
Je me livre comme une vague
A la transmutation monotone
De l'eau en eau
Et de moi en moi.
if
Pèlerinage.
Chapelle dans l'île C.
... Ce fin fond d'église oh se passe quelque chose
de non clair. Mystère, niaiserie ; rien ou miracle.
Je sens un autre m'envahir. On me revêt d'un
frisson primitif. Il y a un souffle sur ma chair, et
je sens une horreur se feindre sur toute ma sur-
face, hérissant la séparation du froid et du chaud.
Le prêtre tenant le ciboire, portant de bouche
en bouche la nourriture qui est énigme, invincible-
ment me fait songer d'un énorme insecte d'or
141
'AUTRES RHUMBS
qui féconde monotonement des files de femelles
toujours renouvelées. Il visite avec une petite lu-
mière vivante et tremblante toutes ces formes obs-
cures disposées, qui s'ouvrent, sans doute, sur le
point de son passage, reçoivent et se referment ; et,
l'opercule clos, s'écrasent, s'anéantissent, font les
mortes, se reprennent et s'en vont toutes changées,
fermées, absorbées ; s'en vont silencieuses, resser-
rées, sans regards, chacune avec son secret qui est
le même pour toutes.
Toutes jointes et rentrées en elles-mêmes. Je
songe à cet animal marin très simple qui se re-
tourne comme un gant, mettant le dedans dehors.
De quoi donc ceci est-il le réflexe ?
Quel est le dessein de détail, et quelles sont les
figures, les durées, les connexions physiques de
cette horreur et intimité sacrée ?
Car je perçois moi-même et je constate en moi
le passage de quelque onde fraîchissante qui se
fait sensible sur mes épaules, comme si j'étais un
brisant où la houle se heurte, blanchit, devient
sonore, se signale. Je le sens, et l'observe sur ma
chair, qui monte, existe, passe; je n'en fais point
une idée, ne l'oppose ni ne l'attache à nulle idée.
C'est un fait. Pour moi, un fait isolé... Est-ce là
refuser la grâce ?
Est-ce la Grâce, l'Esprit, l'intime Étranger ?
Est-ce un effet composé du silence, des ombres,
Ï43
TEL QUEL
du lieu et d'un moment présent tout pénétre
de passé ?
Je sors. Une brusque assemblée de brumes voile
tout, hors les premières pointes, têtes de roches.
Tout ce qui est affectif est obtus, pensai-je. Affec-
tif est tout ce qui nous atteint par des voies sim-
ples, au moyen d'organes qui n'ont les finesses
ni les multiples coordonnées des organes spéciaux
des sens.
Mais nous essayons de comparer ces valeurs
brutes, puissantes, indistinctes, aux connaissances
nettes et aux perceptions organisées. Nous ne sa-
vons y parvenir, nous sommes devant elles comme
le géomètre devant des grandeurs irrationnelles ou
transcendantes quand il s'essaie à traduire en nom-
bre le continu.
î^4
LITTÉRATUEUB
10
Châtiment.
... ET POUR TA PUNITION, TU FERAS
DE TRES BELLES CHOSES.
Voilà ce qu'un Dieu, qui n'est pas du tout
Jéhovah, dit véritablement à l'homme, après la
faute.
l!r
Leçon reçue de ce qu'on vient de donner.
Travailler son ouvrage, c'est se familiariser avec
lui, donc avec soi; et il y a quelque chose d'étrange
dans cette éducation échangée avec ce qui vient
de venir.
Ainsi on instruit son fils, et il vous instruit.
Une valeur littéraire, donc une richesse, peut
être due à certaines lacunes dans un tempérament.
Un piano se fait remarquer par l'oreille, grâce
à l'absence de telles ou telles cordes.
147
T £ L QUEL
Il fait voir très clairement que mon esprit s'en-
richit de différences bien plus que de ressources
positives importées.
il dépend donc de moi, niveau autre.
Parce que ton registre est incomplet, parce que
tel ordre de pensées — tels moyens — telles émo-
tions "te sont interdits ou inconnus, tu as fait œuvre
qui m'enrichit. J'y trouve surprise et merveilles.
C'est que l'esprit vit de différences, l'écart l'ex-
cite ; le défaut l'illumine ; la plénitude le laisse
inerte.
Celui qui vient d'achever une oeuvre tend à
se changer en celui capable de faire cette œuvre.
Il réagit à la vue de son œuvre par la production
en lui de l'auteur. — Et cet auteur est fiction.
^
L'œuvre modifie l'auteur.
A chacun des mouvements qui la tirent de lui,
il subit une altération. Achevée, elle réagit encore
une fois sur lui. Il se fait, par exemple, celui qui
a été capable de l'engendrer. Il se reconstruit en
quelque sorte un formateur de l'ensesible réalisé,
qui est un mythe.
248
'AUTRES RHUMBS
De même un enfant finit par donner à son père
l'idée, et comme la forme et la figure de la pater-
nité.
L'objet de la littérature est indéterminé com^lC
l'est celui de la ,vie.
Créateur créé.
Qui vient d'achever un long ouvrage, le voit
former enfin un être qu'il n'avait pas voulu, qu'il
n'a pas conçu, précisément puisqu'il l'a enfante,
et ressent cette terrible humiliation de se sentir
devenir le fils de son œuvre, de lui emprunter des
traits irrécusables, une ressemblance, des manies,
une borne, un miroir ; et ce qu'il a de pire dans le
miroir, s'y voir limité, tel et tel.
Hélas, dit ce grand artiste, cette œuvre que j'ai
faite, cette œuvre qu'on dit admirable, qui excite
les âmes autour de moi, celle dont on parle, que
l'on porte aux nues, dont on interroge les beautés,
je suis seul à n'en pas jouir !
J'en ai conçu le dessein, j'en ai étudié et exécuté
toutes les parties. Mais l'effet instantané de l'en-
149
TEL QUEL
semble, le choc, la découverte, la naissance finale
du tout, l'émotion composée, tout ceci m'est re-
fusé, tout ceci est pour les hommes qui ne connais-
sent pas cet ouvrage, qui n'ont pas vécu avec lui,
qui ne savent pas les lenteurs, les tâtonnements,
les dégoûts, les hasards... mais qui voient seule-
ment comme un magnifique dessein réalisé d'un
coup. J'ai élevé pierre par pierre sur une monta-
gne, une masse que je fais tomber d'un seul bloc
sur eux. J'ai mis cinq ans, dix ans, à l'accumuler
en détail sur la hauteur, et ils en reçoivent le choc
d'un coup, dans un instant.
L'art et l'ennui.
Un lieu vide, un temps vide, sont insuppor-
tables.
L'ornement de ces vides naît de l'ennui —
comme l'image des aliments naît du vide de l'esto-
mac. — Comme l'action naît de l'inaction et
comme le cheval piafîe, et le souvenir naît, dans
l'intervalle des actes, et le rêve.
La fatigue des sens crée. — Le vide crée. Les
ténèbres créent. Le silence crée. L'incident crée.
Tout crée, excepté celui qui signe et endosse l'œu-
vre.
L'objet d'art, excrément précieux comme tant
150
'AUTRES RHUMBS
d'excréments et de déchets le sont : l'encens, la
myrrhe, l'ambre gris...
'Avis.
Nous sommes tous voués à devenir ennuyeux.
Tout n'est pas faux dans ce qui fut abandonné.
Tout n'est pas vrai dans ce qui se révèle.
Une certaine époque arrive à un art A, par des
considérations C. L'époque suivante s'attaque à
A par des considérations C'.
Or, en général, les considérations C n'ont rien
perdu de leur valeur — et l'époque N° 3 ou N° 4
le fera bien voir.
Chef-d'œuvre, merveilleuse machine à faire me-
surer toute la distance et la hauteur entre un bref
temps et une très longue élaboration, entre un coup
heureux et des milliards d'issues quelconques ; en-
tre un Moi artificiellement porté à la plus haute
puisancc et un Moi au zéro ; entre ce qu'il faut
î5^
TEL QUEL
pour faire un ouvrage, et ce qui dans un coup
d'oeil, dans un contact, est donné.
Perfection, pureté, profondeur, délice, ravisse-
ment qui se renforce soi-même.
Le Roman du Roman.
Un Romancier me disait qu'à peine ses person-
nages nés et nommés "dans son esprit, ils vivaient
en lui à leur guise ; ils le réduisaient à subir leurs
desseins et à considérer leurs actes. Ils lui emprun-
taient ses forces, et sans doute, ses gesticulations et
les machines de sa voix (qu'ils devaient se passer
de l'un à l'autre, cependant qu'il marchait à grands
pas, en proie aux sentiments de quelqu'un de ces
êtres de lettres).
J'ai trouvé admirable et commode que l'on
puisse faire faire de la sorte la substance de ses livres
par des créatures qu'il suffît d'un instant pour ap-
peler, toutes vivantes et libres, à jouer devant vous
le rôle qu'elles veulent.
J'en ai conclu aussi que la sensation de l'arbi-
traire n'était pas une sensation de romancier...
Rien de plus littéraire que d'omettre l'essentiel.
AUTRES RHUMBS
On a écrit nombre de « Don Juan ».
On a écrit mille et trois fois sur Don Juan.
Mais je ne sache pas que l'on ait jamais songé à
se demander (ou à inventer) les causes possibles de
tant d'heureux succès in eroticis.
On ne parle jamais de l'expert et du praticien
qu'il dut être, dans une carrière qui exige des dons
naturels, sans doute, mais aussi de l'intelligence,
de l'art, — et en somme, — du travail.
Don Juan non seulement séduisait, mais ne dé-
cevait point; et (ce qui est bien autre chose que de
séduire), il laissait désespérées les femmes après soi.
C'est là le point.
Mon exigence est ma ressource.
La raison veut que le poète préfère la rime à la
raison.
Poéde.
Je cherche un mot {dit le pocté) un mot qui soit :
féminin,
de deux syllabes,
contenant P ou F,
TEL QUEL
terminé par une muette,
et synonyme de brisure, désagrégation;
et pas savant, pas rare.
Six conditions — au moins !
^
Note : Si quelqu'un écrivait véritablement pour
soi, il lui suffirait d'inventer ce mot que six condi-
tions définissent. On prouve par l'absence de mots
inventés, que nul n'écrit pour soi seul, ne convient
avec soi seul de parler son langage propre.
Un. poème épique est un poème qui peut se ra-
conter. Si on le raconte, on a un texte bilingue.
Le sonnet est fait pour le simultané. Quatorze
vers simultanés, et fortement désignés comme tels
par l'enchaînement et la conservation des rimes *
type et structure d'un poème stationnaire.
Philosopher en vers, ce fut, et c'est encore, vou-
'AUTRES RHUMES
loir jouer aux échecs selon les règles du jeu de
dames.
Il est difficile d'être plus libre et plus ami de la
fantaisie que l'enseignement de nos Lettres. Quoi
de plus capricieux que d'enseigner Racine, La Fon-
taine, et quelques autres, avec l'accent du Sud,
ou de l'Est ou du Nord, — ce qui fait de leurs
vers une variété de musiques surprenantes et dé-
joue les calculs délicats de ces grands et savants
poètes ?
Plagiaire est celui qui a mal digéré la substance
des autres : il en rend les morceaux reconnais-
sablés.
L'originalité, affaire d'estomac.
Il n'y a pas d'écrivains originaux, car ceux qui
mériteraient ce nom sont inconnus ; et même in-
connaissables.
Mais il en est qui font figure de l'être.
Métaphores.
Les gestes de l'orateur sont des métaphores. Soit
qu'il montre nettement entre le pouce et l'index,
la chose bien saisie; soit qu'il la touche du doigt,
155
TEL QUEL
la paume vers le ciel. Ce qu'il touche, ce qu'il
pince, ce qu'il tranche, ce qu'il assomme, ce sont
des imaginaires, actes jadis réels, quand le langage
était le geste ; et le geste, une action..
Lit'térateur est celui qui agit intérieurement en
vue d'un lecteur inconnu de lui et dont il n'est
point connu.
Que le poète multiplie tout ce qui sépare les vers
de la prose.
L'homme exalté ou ému croit que son verbe est
un vers, et que tout ce qu'il place par le ton, la cha-
leur et le désir dans sa parole, s'y trouve et se com-
munique. Mais c'est l'erreur commune en fait de
poésie. Les mauvais vers sont faits de bonnes inten-
tions. C'est cette illusion qui pousse aux vers sans
lois préétablies. Il y a plus de bons vers faits froi-
dement qu'il n'en est de chaudement faits ; et
plus de mauvais faits chaudement. On dirait que
l'intelligence est plus capable de suppléer à la cha-
leur, que la chaleur à l'intelligence. Une machine
peut marcher à faible pression, mais une pression
sans machine n'entraîne rien.
156
dUXRES RHUMBS
Toute l'intelligence du monde est incapable de
remuer un corps. Mais toute la force du monde est
incapable de remuer tel corps.
Mythique.
L'objet du poème est de paraître venir de plus
'haut que son auteur. Au service de cette idée naïve
et primitive, et peut-être non fausse, tous les arti-
fices, labeurs, sacrifices de cet homme.
On peut avoir remarqué sur soi-même l'acci-
dent d'une belle situation, ou d'une production
heureuse de langage.
Par le travail et par l'art, cet auteur que l'on a
présumé d'être ou de posséder parfois, on le fait
devenir comme surnaturel. L'art et le travail ont
pour objet de falsifier le spontané et la série. Car
la série des coups de l'esprit s'écarte toujours beau-
coup de la série espérée de coups favorables. On
essaie de constituer une heureuse série en multi-
pliant les épreuves. Art et travail s'emploient à
constituer un langage que nul homme réel ne
pourrait improviser ni soutenir, et l'apparence de
coulci librement d'une source est donnée à un dis-
^57
TEL QUEL
cours plus riche, plus réglé, plus relié et composé
que la nature immédiate n'en peut offrir à per-
sonne. C'est à un tel discours que se donne le nom
d'inspiré. Un discours qui a demandé trois ans de
tâtonnements, de dépouillements, de rectifications,
de refus, de tirages au sort, est apprécié, lu en
trente minutes par quelque autre. Celui-ci recons-
titue comme cause de ce discours, un auteur
capable de l'émettre spontanément et de suite,
c'est-à-dire un auteur infiniment peu probable.
On appelait Muse cet auteur qui est dans Tau-
teur.
Un édifice vu d'un coup d'œil assène aux regards
dans un instant tout le fruit de milliers d'heures,
toutes les longueurs des ardiitectes et des maçons.
Et même l'action des siècles, l'usure, le travail du
tassement, et encore les contrastes de civilisation,
de modes, de goûts accumulés depuis l'origine. Et
un coup d'œil suffit à ressentir l'essence composée
de tout ceci, conime une cuillerée d'une mixture.
il
Préambule,
L'existence de la poésie est essentiellement
niable ; et elle peut en tirer de prochaines tenta-
tions d'orgueil, car n'est-ce pas ressembler à Dieu-
même ? On peut être sourd quant à l'une, aveugle
J59
AUTRES RHUMBS
]uant à l'autre. Les conséquences sont insensibles
(imperceptibles).
Tout ce qui est par moi seul est niable par moi.
lV
Œuvres.
La forme est le squelette des œuvres ; il est des
œuvres qui n'en ont point.
Toutes les œuvres meurent ; mais celles qui
avaient un squelette durent bien plus par ce reste
que les autres qui n'étaient qu'en parties molles.
Les œuvres cessent d'amuser, d'exciter. — Elles
peuvent avoir une seconde vie pendant laquelle on
les consulte, à titre d'enseignement — et une troi-
sième, — à titre de renseignement.
Joie d'abord. — Puis, leçon technique. —
Enfin, document.
Le sujet d'un ouvrage est à quoi se réduit un
mauvais ouvrage.
Il faut jeter des pierres dans les esprits, qui y
fassent des sphères grandissantes ; et les jeter au
poim le plus central, et à intervalles harmoniques.
159
TEL QUEL
Ne pas employer ce qui est aisément imitable et
de quoi l'imitation est aisément niable.
Je ne prise, et ne puis priser, que les écrivains
qui parviennent à exprimer ce que j'eusse trouvé
difficile à exprimer, si le problème de l'exprjimer
se fût proposé ou imposé à moi.
C'est là le seul cas dans lequel je puisse mesurer
une valeur en unités absolues, — c'est-à-dire :
miennes.
Je puis admirer dans d'autres cas ; mais d'une
admiration de pure impression.
Je dirai aussi que je ne prise l'acte d'écrivain
que pour autant qu'il me semble de la nature et
de la puissance d'un progrès dans l'ordre du lan-
gage.
A Boileau.
Il est très malaisé d'énoncer clairement ce que
l'on conçoit plus nettement que ceux qui ont créé
1^0
AUTRES RHUMBS
les formes et les mots du langage, — parmi les-
quels ceux qui nous ont appris à parler.
^
La peinture permet de regarder les choses en
tant qu'elles ont été une fois contemplées avec
amouia
Une oreille moderne, un œil moderne sont une
oreille et un œil auxquels une combinaison de sons
ou de couleurs prise au hasard a beaucoup plus de
chances de plaire qu elle n'en aurait pour l'oreille
non moderne.
Le moderne semble d'autant plus capable de
goûter quoi que ce soit qii'il est moins capable
d'attention.
Il y a là un fait qui tient de près au développe-
ment des sciences, lequel dégénère vers ime accu-
mulation insurmontable de jaits.
L'art.
Le beau exige peut-être l'imitation servile de ce
qui est indéiînissabie dans les choses.
JEL QUEL
Quand les œuvres sont très courtes, le plus
mince détail est de l'ordre de grandeur de l'en-
semble.
La proportion des égards et des beautés dans un
sonnet doit être énorme.
Dramatîs personae.
L'auteur, le lecteur, la langue, le sujet de l'ou-
vrage, le dessin, Y idéal, l'imprévu.
L'ensemble quelquefois, des « grands philo-
sophes » ou celui des divers écrivains que j'ai rete-
nus pour essentiels, m'apparaît comme un registre
de timbres.
Je ne puis concevoir un seul d'entre eux ; et ils
se sont consumés, toutefois, chacun pour que nul
autre n'existe.
Ils se sont édifiés par des moments d'eux-mêmes
tels que tout autre système de penser, de voir ou
d'écrire ne pût simultanément exister.
Uidée habite la prose ; mais assiste, surveille,
guide la poésie.
162
'AUTRES RHUMBS
^
C'est une image insupportable aux poètes, ou
qui leur devrait être insupportable, que celle qui
les représente recevant de créatures imaginaires le
meilleur de leurs ouvrages.
Agents de transmission, c'est une conception
humiliante.
Quant à moi, je n'en veux point. Je n'invoque
que ce hasard qui fait le fond de tous les esprits ;
et puis, un travail opiniâtre qui est contre ce hasard
même.
l^i
PSAUME SUR UNE KOIX
A demi-voix,
D'une voix douce et faible disant de grandes
choses :
D'importantes, étonnantes, de profondes et
justes choses.
D'une voix douce et faible.
La menace du tonnerre, la présence d'absolus
Dans une voix de rouge-gorge.
Dans le détail fin d'une flûte, et la délicatesse
du son pur.
Tout le soleil suggéré
Au moyen d'un demi-sourire.
(O demi-voix),
Et d'une sorte de murmure
En français infiniment pur.
Qui n'eut saisi les mots, qui l'eût ouï à quelque
distance.
Aurait cru qu'il disait des riens.
Et c'étaient des riens pour l'oreille
Rassurée.
Mais ce contraste et cette musique.
Cette voix ridant l'air à peines
Cette puissance chuchotée.
Ces perspectives , ces découvertes,
i^^
'AUTRES RHUMBS
Ces abîmes et ces manœuvres devinés,
Ce sourire congédiant l'univers /..,
]e songe aussi pour finir
Au bruit de soie seul et discret
D'un jeu qui se consume en créant toute la
chambre,
Et qui se parle.
Ou qui me parle
Presque pour soi.
i65
MORALITÉS
L'homme qui s'est fait mal.
On se heurte, mal et fureur. Au choc succède
douleur et fureur, l'une et l'autre liées, l'une onde,
l'autre écume, l'une force de l'autre. On se jette
sur la chose innocente pour la détruire. Elle a nui
par son inertie ; on lui donne mémoire, volonté,
sensibilité (erreur profondément réelle).
Tout un drame se joue, qui se substitue à la
réalité, mais qui en sort. Cela s'apaise par reprises
décroissantes. Peu à peu, se dégage toute la sottise
de ce violent cauchemar ; et la mauvaise humeur.
Parfois le rire. On n'y peut repenser sans recom-
mencer sommairement tout le cycle de la crise. A
la fin, on a souffert, on a cassé quelque chose, on a
perdu son temps, on a perdu ses forces, on s'est
rencontré absurde, et on annule profondément tout
ce qui s'est passé et qui recommencera à l'occa-
sion.
C'est une lame de fond qui a surgi, agi, ravagé,
qui a surpris le calme habitant du rivage. Tout
grand déchaînement se fait un rêve, car c'est un
169
TEL QUEL
rêve que de tendre à mettre le tout et le hasard en
accord : rêve d'autant plus complet que le déchaî-
nement est plus grand ; qui suit les fluctuations, se
reprend, se dissipe. Il s'alimente de tout : naïveté.
Le cerveau excité fait ce qu'il sait faire : person-
nifier ; se voir étranger ; ne pas se reconnaître.
Cycle. L'âme fait le tour du système nerveux :
douleur, sensation, retour sur l'avant-choc, fureur
impuissante ; sottise faite, sottise en acte, sottise
à l'état de cruelle sensation, sottise de cette fureur
et de ce remords, fureur nouvelle : les termes suc-
cessifs, quoique périodiques, sont puissances crois-
santes de jugement de l'absurdité : a plus sot que
a^ plus que a', etc..
Tout ce que Ton dit de nous est faux ; mais pas
plus faux que ce que nous en pensons. Mais d'un
autre faux.
La plupart de nos ennuis sont notre création
originale.
Le moment où le petit enfant prend conscience
du pouvoir de ses pleurs n'est pas différent de celui
170
AUTRES RHUMBS
où il en fait un moyen de pression et de gouverne-
ment.
On est accessible à la flatterie dans la mesure oij
soi-même on se flatte.
iV
Les amis, à la longue, finissent par se classer
dans l'ordre de la délicatesse de leur tact.
Je te frappais amicalement de la paume, mais
il y avait précisément une plaie qui se cachait à
cette place de ton épaule, sous le drap.
Lumières naturelles.
A la lumière de l'envie. A la lumière du dégoût,
à la lumière de l'orgueil. Quelles clartés !
Mais chaque forte passion apporte la sienne,
illumine, rend éclatant tout ce qui peut l'inquié-
ter ou l'accroître, dans l'ensemble des choses pré-
sentes.
17^
TEL QUEL
Une passion est un être qui vit de ses besoins.
Elle fait briller à l'extrême tout ce qui est sa proie
dans les actes les plus ordinaires d'autrui. Les
fautes, les oflfenses, les inadvertances étincellent.
Les égards de convention sont changés en grandes
louanges. Le désir éclaire des chemins étrange-
ment détournés. La haine habite l'adversaire, en
développe les profondeurs, dissèque les plus déli-
cates racines des desseins qu'il a dans le cœur.
Nous le pénétrons mieux que nous-mêmes, et
mieux qu'il ne fait soi-même. Il s'oublie et nous
ne l'oublions pas. Car nous le percevons au moyen
d'une blessure, et il n'est pas de sens plus puis-
sant, qui grandisse et précise plus fortement ce
qui le touche, qu'une partie blessée de l'être. Une
blessure telle ne peut dormir longtemps. Elle nous
éveille au matin par une première gêne informe,
une souffrance sans figure, mais qui ne peut
presque aussitôt qu'elle ne prenne un visage trop
familier, une présence éblouissante... Lumière
grise, crue et nette du dégoût, lumière cuivrée de
l'envie, rouge lumière de l'orgueil, et toutes les-
ombres qui en résultent...
L*orgueil parfois ne peut qu'il ne s'abaisse et
ne se plie ; mais c'est à la manière d'un ressort. Il
ÛC72
AUTRES RHVMBS
est impossible qu'il perde rien de sa force, et la
restitution se fera tout à l'heure, dans l'escalier ou
dans la rue.
L'amour tient du rêve et du mouvement.
L'Ame et l'Esprit.
Ce sont des hommes transparents, plus subtils,
et plus simples. Ces êtres amoindris sont par là un
peu plus libres que des hommes.
Si quelqu'un traite quelqu'un de sophiste, c'est
qu'il se sent plus sot. Qui ne peut attaquer le rai-
sonnement, attaque le raisonneur. C'est ici une
loi analogue à celle qui fait que l'on se détruit
tout entier pour supprimer un mal particulier en-
chevêtré dans le bien : — Loi de Vexpédient.
Le philosophe n'en sait réellement pas plus que
sa cuisinière ; si ce n'est en matière de cuisine, où
elle s'entend réellement (en général) mieux que lui.
Mais la cuisinière (en général) ne se pose point
^73
TEL QUEL
de questions universelles. Ce sont donc les ques-
tions qui font le philosophe. Quant aux réponses...
Par malheur, il y a dans chaque philosophe un
mauvais génie qui répond, et répond à tout.
L'État est un être énorme, terrible, débile.
Cyclope d'une puissance et d'une maladresse in-
signes, enfant monstrueux de la Force et du Droit,
qui l'ont engendré de leurs contradictions. Il ne
vit que par une foule de petits hommes qui en
font mouvoir gauchement les mains et les pieds
inertes et son gros œil de verre ne voit que des cen-
times ou des milliards.
L'État, — ami de tous, ennemi de chacun.
lîr
Les grandes flatteries sont muettes.
Tibère.
Étant fort jeune, l'idée me vint d'honorer
Tibère d'une tragédie : Tibère ou la Raison cou-
ronnée ». Je donnais au César calomnié les dons
les plus profonds de l'intelligence, nulle méchan-
ceté, une ferme volonté de bien faire. De ces pos-
tulats découlait nécessairement tout un drame im-
174
'AUTRES RHUMBS
pitoyable. Imaginez la Prévision, la Prudence, la
Perspicacité, la plus pénétrante Sagesse, en posses-
sion du pouvoir absolu, la connaissance froide des
hommes assise sur le trône, et la considération
pure et fixe de l'intérêt public appuyée sur la
hache...
Une idée trop exacte de l'homme, une percep-
tion trop nette de son mécanisme, une absence
trop radicale de superstitions à l'égard de
l'homme, un refus trop absolu de regarder
l'homme comme chose en soi et comme une
fin, une vue trop statistique des humains, une
prévision trop précise de leurs réactions, des chan-
gements et retournements certains de leurs senti-
ments en quelques semaines ou quelques années,
un sentiment trop fort de l'ordre et de l'idéal
d'État, ne sont peut-être pas à leur place... au plus
haut.
.Si l'inteUigence gouvernait ?...
L'absurde, le niais, le fantastique, l'arbitraire, le
vague et le confus, le trop beau et le trop triste,
environnent toute pensée et l'attirent constamment
vers leurs gouffres. Elle est entourée et appelée de
toutes parts, pendant qu'elle se meut et avance
dans sa formation, par mainte puissance de per-
175
TEL QUEL
dition. Et cet oiseau qui traverse le temps de l*âme,
doit les composer, les opposer entre elles pour se
soutenir^
iîr
Ce n'est rien que d'être profond, d'aller au
fond. Tout le monde peut plonger ; mais les uns
sont retenus et gardés à mort par leur abîme où ils
se prirent dans les herbes ; les autres en sont reje-
tés et comme trouvés trop légers par leur propre
et intime profondeur.
Dans l'être ou dans la mer, le plongeur utile
et admirable descend vers son objet, peut travailler
quelque temps loin de sa vie naturelle, à laquelle
il retourne quand il faut, en un instant.
Profondeur, profonde pensée.
« Profonde pensée » est une pensée qui nous
paraît n'avoir pu se former et se laisser prendre
qu'à l'écart du temps naturel. Elle nous impose
quelque chose de plus que les pensées qu'un
simple échange expédie.
« Profiindeur »? — le sens vague de ce mot
me semble composer les idées de deux grandeurs :
la grandeur d'une certaine transformation de
l'objet de notre pensée, et la grandeur de \ effort
176
AUTRES RHUMBS
que nous croyons avoir été nécessaire pour effec-
tuer cette transformation, — ou pour lui permettre
de se produire.
La transformation dont je parle affecte, sans
doute, la portée d'un mot, d'une proposition, ou
d'une image, qui nous étaient de purs signes —
des éléments de transition, bons ou suffisants pour
ce régime d'échanges (ce temps naturel dont je
parlais), et qui reçoivent tout à coup je ne sais
quelle force ou quelle valeur que nous devons sup-
poser puisées au plus près du point d'existence
ineffable oij la pensée touche, et peut intéresser à
soi, le plus possible des puissances d'une vie.
Mais cette valeur n'est qu'intrinsèque. Rien ne
nous assure que la pensée transformée dans cette
« profondeur » s'ajuste mieux qu'une autre à
l'expérience, et que, pour avoir été soutenue jus-
qu'à l'extrême de la durée d'une unité de con-
science, elle en retire une importance nécessaire
dans l'ordre de ce qui n'est point pensée.
L'objet le plus futile peut donner prétexte et
naissance aux réflexions et aux opérations les plus
pénibles.
L'objet réputé le plus important peut ne per-
mettre que les développements les plus « superfi-
^n
12
TEL QUEL
ciels ». La mort, par exemple, ne peut être pensée
ou réfléchie qu'illusoirement, quand on l'oppose
h la vie, des conditions de laquelle elle est une
conséquence. C'est pourquoi quand j'y songe ou
que je lis quelque auteur qui s'y attarde et s'appro-
fondit sur elle, j'ai bientôt l'impression que nous
pensons à autre chose...
^
Sur la Place Publique.
Sur la Place publique, un Homme bien assis
donnait du grain ou du pain aux pigeons. Tout
un peuple bleuâtre et mouvant à ses pieds, sur ses
pieds, sur ses mains, sur ses épaules, le couvrait,
i'éventait, le picotait, le becquetait jusque dans la
barbe.
Un Homme, appuyé sur un bâton, regardait
fixement cette scène. Il ne pouvait s'en détacher.
Un Homme lui dit : « Voici longtemps que
vous êtes là. C'est toujours la même chose. Un
coup d'oeil, et l'on s'en va !... »
L'Homme au bâton lui répondit sans un mou-
vement : « Taisez-vous. Je me moque des pigeons.
Je m'observe qui observe. J'écoute ce que me ditj
ou ce que se dit, ce que je vois. »
« Le grain attire les pigeons. Les pigeons atti-
rent le regard. Ce regard picote, becqueté, prélève.
178
'AUTRES RHUMBS
Ce regard murmure, dessine, exprime, — vague-
ment et confusément. »
« Et ceci fait un second spectacle, qui se fait
un second spectateur. Il m'engendre un témoin
du second degré ; et celui-ci est le suprême. Il n'y
a pas de troisième degré, et je ne suis pas capable
de former quelque Quelqu'un qui voie en deçà,
qui voie ce que fait et ce que voit celui qui voit
celui qui voit les pigeons. »
« Je suis donc à l'extrémité de quelque puis-
sance ; et il n'y a plus de place dans mon esprit
pour un peu plus d'esprit. »
L'Homme qui n'avait pas de bâton haussa les
épaules, et il partit vivement avec ses hausse-
ments d'épaules.
Il emportait je ne sais quel embarras dans sa
tête, causé par ce qu'il venait d'entendre : quelque
chose qu'il ne pouvait arriver ni à penser, ni à
oublier.
lîr
Il en est qui sont véridiques pour n'avoir point
de quoi mentir.
lîr
On n'est jamais as6ez content de soi pour se
livrer à fond
179
TEL QUEL
^
Pamphlétaires, orateurs, violents, forcenés qui
vociférez, dites, ne sentez-vous jamais que tout
homme qui crie est sur le point de faire semblant
de cner i*.
L'attitude de l'indignation habituelle, signe
d'une grande pauvreté de l'esprit.
La « politique » y contraint ses suppôts. On
voit leur esprit s'appauvrir de jour en jour, de
juste colère en juste colère.
Chaque parti a son programme d'indignation,
ses réflexes conventionnels.
Tout parti prophétise. Toute la politique serait
changée si le seul fait de promettre et de prédire
était par tout le monde considéré comme insup-
portable et inconvenant.
Toute doctrine se présente nécessairement
i8o
^AUTRES RHUMBS
comme une affaire plus avantageuse que les autres.
Elle dépend donc des autres.
Des belles femmes, les unes sont des enseignes
de volupté ; les autres sont des symboles d'idées.
Cette blanche et brune figure, la Vérité. Ce camée
si délicat me représente la Connaissance distincte.
Les sculpteurs du Gouvernement ont compris
ceci.
Dans cet omnibus, assise sereine, est la Sagesse.
Parmi les femmes, deux types, deux espèces
entr'autres sont remarquables.
Les unes sont femelles par essence de l'animal
humain. Elles ont la majesté, la massive tendresse,
la chaleur animale, la fécondité et la force des
compagnes primitives.
Les autres sont femmes à d'autres fins. Ce sont
des créatures sexuées que les fonctions de leur
sexe ne doivent pas gêner pour la danse, pour l'es-
prit, pour accomplir leur devoir de jouets, de
joyaux, et leur destinée d'ornements et d'événe-
ments de la vie des hommes. Elles sont pour ani-
mer un peu les parvis de l'austère temple orga-
i8i
TEL QUEL
nique et phylogénctique dont les premières sont
les colonnes, les autels et les sanctuaires.
Des désordres et des difficultés doivent naître
quand il y a erreur ou confusion au sujet de ces
espèces très différentes, et que l'on ne distingue
pas entr'elles ; quand on épouse la danseuse-née,
ou que l'on se risque à séduire la matrone essen-
tielle.
Cette erreur assez fréquente a valu de mauvais
compliments aux femmes, lesquelles ne sont point
responsables de nos méprises, ni de toute la litté-
rature qui en est issue. V erreur sur la personne
est un des plus grands principes de tragédie ; mais
à mon sens, comme je viens de l'écrire, on peut
ou l'on doit l'élever à la dignité d'une erreur sur
l'espèce.
Une autre idée me vient sur ce sujet. Elle n'est
pas moins fragile que la précédente.
Supposé que cette division des femmes en
espèces incomparables soit fondée, il y aurait donc
à chaque époque, sur mille femmes, un certain
nombre des unes ct»un certain nombre des autres..
Le rapport de ces nombres est peut-être lié au
nombre des naissances. Trop de femmes volup-
tuaires pour mille, et voici qu'une nation se sent
décroître, un peuple s'éclaircit dangereusement de
jour en jour.
On voit, dans bien des cantons de l'extrême Pro-
'AUTRES RHUMBS
vencc, l'olive et le froment peu à peu chassés par la
rose.
Il est assez rare que la société des femmes ne
nous contraigne aimablement à la comédie ; et
c'est pourquoi nous préférons parler avec des
hommes, à moins que nous ne préférions la co-
médie*
Sept péchés font un juste.
Les sept péchés capitaux sont les sept couleurs
pures du spectre de l'âme du Juste.
L'âme du Juste est la blanche lumière en quoi
se composent les sept énergies de nos instincts élé-
mentaires.
A soi seule, l'Avarice, qui est l'instinct de la
propriété et de l'accumulation en soi, tient en.
échec dans le Juste la Luxure et la Gourmandise,
lesquelles consument beaucoup d'argent ; et la
Paresse, qui répugne à se dépenser pour acquérir.
Cette paresse n'est pas moins ennemie de la Colère,
car rien n'est plus fatigant que de se fâcher, de
haïr, de s'agiter pour nuire.
Restent le Vert et le Rouge, qui sont nécessai-
rement V Envie et V Orgueil, chlore et pourpre.
Ces couleurs se font équilibre. Il n'est pas besoin
183
TEL QUEL
d'expliquer que la grande idée que nous avons de
nous-mcmes est transpercée de temps en temps
par un rayon trop pénétrant qui vient d'autrui,
et nous le fait voir si heureux ou si beau que nous
en perdons le goût même de vivre.
-sîr,
DE PVDENDIS
Chacun cache ce qu'il est le plus probable qu'il
est, qu'il ressent, qu'il fait ou qu'il pense. Tout le
monde unanimement cache le certain. L'ordure,
la nécessité, les désirs et les envies sont certaines
en tous. C'est un même geste qui les cache, un
accord tacite et universel de s'en cacher, que tout
l'art du comique est de mettre en défaut.
— Ah ! Polissons d'humains, on. vous voit !
Dire : ]e vous aime, à quelqu'un, jamais on ne
l'eût inventé ; ce n'est là que réciter une leçon,
jouer un rôle, commencer à débiter, à sentir et à
faire sentir tout ce qu'il y a d'appris dans l'amour.
.184
'AUTRES RHUMBS
Cette parole, dont la mémoire fait les frais,
transforme sur le champ la situation des esprits,
ouvre une perspective de prodiges et de vicissitudes
où la conscience se perd. L'instant se fait énorme,
la sensation d'un seuil redoutable franchi s'impose.
On croit avoir prononcé devant l'Univers des mots
magiques, et ils le sont en vérité, précisément parce
qu'ils sont appris comme une formule dont les
livres et le théâtre nous ont instruits. A ces mots
s'illuminent les fresques traditionnelles de l'amour.
On fait son entrée sur je ne sais quelle scène men-
tale de l'Opéra où l'on se voit puissant et tendre,
ne disant rien que de chantant. On est anxieux,
magnifique, puéril et ridicule. Dans les ombres
du beau décor se distinguent vaguement toutes les
richesses de la circonstance, les mystères de la
génération, les enfers de la jalousie, tous les mal-
heurs classiques des amants, et une foule de
monstres sociaux, juridiques, pécuniaires, reli-
gieux, gynécologiques, terriblement conséquents
avec eux-mêmes, et d'ailleurs fort bien liés entr'-
euXg
Chacun de nous laisse en soi-même a l'état
vierge et spontané ce qui ne l'intéresse pas. Il se
fait ainsi une étonnante inégalité de nos vertus.
L'une est un enfant de trois ans ; l'autre, une per-
iï85
TEL QUEL
sonne accomplie. Tel raisonne à merveille sur les
choses, qui n'a plus de rigueur ni de subtilité
quand il pense aux vivants. Tel se joue des mots,
qui s'embarrasse dans les nombres qui ne sont que
des mots plus simples et plus aisés à ordonner et à
combiner. L'identité profonde des actes est offus-
quée par la diversité des apparences, et ce sont les
apparences qui excitent l'intérêt et le désir.
Nous faisons quelquefois des choses qui « ne
nous ressemblent pas du tout ».
Ce sont des choses bonnes à faire de propos déli-
béré, pour rompre un peu l'allure, alarmer nos
esprits, nous rendre moins clairs et moins aisés à
prévoir pour nous-mêmes et pour les autres.
Chez l'homme de l'esprit peut se produire une
sorte de démoralisation à l'égard des choses de
l'esprit, une absence de piété, une brusquerie et
une légèreté à leur égard.
Le plaisir qu'il y a à comprendre certains rai-
i86
'AUTRES RHUMBS
sonnements délicats dispose l'esprit en faveur de
leurs conclusions.
Les idées justes sont toujours inattendues. Toute
idée inattendue a quelques instants de juste.
A celui qui n*observe pas le relatif, il arrive ce
qui arrive à un homme qui comptant ses convives
oublie de se compter soi-même, et ne se prend pas
pour un homme, car homme est chose qu'il t/oit,
et il ne se voit pas.
Le droit est l'intermède des forces.
Au commencement était la Blague. Et en efTct,
toutes les histoires s'approfondissent en fables.
Tout commence invariablement par des contes.
La Genèse, l'exposition du Système du Monde :
naissances dans un chou.
ï
m
TEL QUEL
De la Blague.
Ceux qui redoutent la Blague n'ont pas grande
confiance dans Jeur force. Ce sont des Hercules qui
craignent les chatouilles.
Ceux qui parlent « d'ironie dissolvante » doi-
vent se sentir singulièrement solubles. Roches de
sucre.
La chose qui ne résiste pas à un rapprochement
juste et inattendu, à une présence actuelle, à un
éclairage net, à une expression d'elle-même inso-
lite et familière, n'a pas bonne conscience. Les
spirites ne travaillent pas au soleil.
La liberté de l'esprit et de la langue jouant le
rôle de justicier, de conscience.
Nous serions peu de chose, et nos esprits bien
inoccupés, si tous ces mythes, ces fables, ces reli-
gions, ces allégories, ces calembours sanctifiés, ces
hypothèses, ces figures de langage et ces pseudo-
problèmes de métaphysique n'existaient point.
C'est le faux qui colore et fait vivre le vrai.
Ce sont les enfants, les peuples- enfants qui con-
i88
'AUTRES RHUMBS
tent aux hommes et aux peuples vieillis les choses
qui enchantent et qui animent.
La pensée est brutale — pas de ménagements...
Quoi de plus brutal qu'une pensée }
L'homme lance dans l'avenir une flèche qui
entraîne un filin. Elle se fiche dans une image, et
lui se haie vers cet objet.
Depuis X... mille ans qu'il y a des hommes, et
qui pensent, ... ils sont toujours tout étonnés de
penser — tout étonnés, tout embarrassés — bien
fâchés, en somme, — de penser.
Équilibre.
Cependant que l'acrobate est en proie à l'équi-
libre le plus instable, nous faisons un vœu.
Et ce vœu est étrangement double, et nul.
Nous souhaitons qu'il tombe, et nous souhai-
tons qu'il tienne.
Et ce vœu est nécessaire ; nous ne pouvons pas
189
TEL QUEL
ne pas le former, en toute contradiction et sincé-
rité.
C'est qu'il peint naïvement notre âme dans
l'instant même.
Elle sent que l'homme tombera, doit tomber,
va tomber ; et en soi, elle consomme sa chute, et
se défend de son émotion en désirant ce qu'elle
prévoit.
Il est déjà tombé pour elle. Elle ne croit pas ses
yeux, son regard ne le suivrait pas sur la corde, ne
le pousserait plus en bas, à chaque instant, ///
n'était pas déjà tombé...
Mais elle voit qu'il tient encore, et elle doit
consentir qu'il y a donc des raisons qui font qu'il
tienne, et invoque ces raisons, les suppliant de
durer.
Parfois l'existence de toutes choses et de nous-
mêmes nous apparaît sous cette espèce.
L'imbécile est celui qui ne sait se servir, qui n'a
pas l'idée de se servir, de ce qu'il possède. Tout le
monde en est là.
Regarde dans l'œil de l'homme passer quelque-
fois l'intelligence, avec son cortège d'absurdités et
^90
'AUTRES RHUMBS
de bêtes familières. Rarement elle est seule. Jamais
longtemps. Vois comme elle est belle et pure
quand elle marche vers la source. Le singe et k
pourceau l'attendent sur la route du retour.
Toute parole a plusieurs sens dont le plus re-
marquable est assurément la cause même qui a
fait dire cette parole.
Ainsi : Quia nominor Léo ne signifie point :
Car Lion je me nomme, mais bien : Je suis un
exemple de grammaire.
Dire : Le silence éternel, etc., c'est énoncer clai-
rement : ]e veux vous épouvanter de ma profon-
deur et vous émerveiller de mon style.
Contre-épreuve, négatif, d'une phrase illustre :
Le vacarme intermittent des petits coins où nous
vivons nous rassure.
tV
L'Ange ne diffère du Démon que par une cer-
taine réflexion qui ne s'est point encore présentée
à lui.
191
TEL QUEL
Chutes.
fl) Il y a eu deux grandes et mystérieuses chutes.
Chute des Anges, chute de l'homme ; catastrophes
homothétiques, dirait un géomètre.
Tout ce qu'lL fit devait donc tomber ;
b) Toute religion fondée sur l'idée d'une chute
initiale se trouve en proie aux douleurs de la dis-
continuité.
c) Mais une Création est une première rupture.
A l'origine du monde, deux actes, l'un du créa-
teur, l'autre de la créature. L'un fonde la foi, et
l'autre.... la liberté.
Péroraison d'un sermon ad Philosophas.
Poursuivons sans relâche, mes Frères, poursui-
vons sans répit, sans espoir et sans désespoir, pour-
suivons ce grand essai éternel et absurde de voir
ce qui voit et d'exprimer ce qui exprime.
L'existence matérielle de l'homme de l'esprit,
quand elle ne lui est pas assurée par des biens indé-
pendants, elle n'est que subterfuges sociaux, stra-
192
AUTRES RHUMBS
tagèmes, situations peu nettes, réticences avec le
métier nécessaire, professions à demi exercées,
malaiséfnent supportées.
^
*La véritable tradition dans les grandes choses
n'est point de refaire ce que les autres ont fait,
mais de retrouver l'esprit qui a fait ces grandes
choses et qui en ferait de tout autres en d'autres
temps.
Ce qui n'est pas fixé n'est rien. Ce qui est fixé
est mort.
-^
Ce jour-là, il y eut tant de colères et d'éclats
dans la maison que l'on se tourna vers le temps et
la première chaleur de l'année pour expliquer ce
trop, les hommes tout seuls n'allant pas à un cer-
tain point.
Supposé que les révolutions et les grandes
guerres soient liées aux choses électriques des
cieux, que ceci fût établi, que l'on ne trouve point
de remède...
m
13
TEL QUEL
LA VIEILLE FEMME
I
Très âgée, je vis dans le monde intermédiaire,
déjà presque en équilibre avec chaque moment du
temps ou circonstance, comme l'est un corps sans
vie.
Je vous touche et je suis bien loin de vous. Ce
même instant a des significations bien différentes
pour vous et pour moi. Ma mémoire est une mai-
son tout achevée. Cette maison magique peut s'en-
voler d'un coup ; il en es't ainsi dès qu'on ne peut
plus rien y ajouter. Tous les projets possibles sont
accomplis ou abandonnés. Je n'ai plus qu'un seul
acte nouveau à faire. Tout est fait, et refait, moins
le mourir.
Je me fais difficile à l'égard de la lumière, àti
bruits, des goûts, de la nourriture. Tout ce qui
advient maintenant m'était déjà connu ou m'est
inconnaissable.
AUTRES RHUMBS
II
Sur la figure aux yeux troubles de la vieille, la
musique carrée, la mesure, esquisse un intérêt
enfantin, un réveil niais, un sourire de bébé
comme si ce mouvement, cette danse partielle,
virtuelle, raccrochait dans l'écheveau emmêlé,
dans le dédale de 80 ans, à travers les choses usées,
quelques brins non suivis, — oubliés dès l'enfance,
de quoi s'intéresser, apprendre, commencer, suivre
encore la marche du monde.
Le nouveau comporte un certain rajeunisse-
ment,
'Au Musée.
Je vois la Vénus accroupie tout à coup se lever
lentement... (Mais n'est-ce pas précisément ce mi-
racle que le statuaire a dû suggérer ?...) Voir la
forte déesse dans ce mouvement de cuisse en rota-
tion sur la rotule, de jambe en rotation sur le pied,
l'exhaussement de la masse du corps par l'ouver-
ture de l'angle interne du genou, et de l'angle du
ventre avec les cuisses.
«95
\
TEL QUEL
iSr
Deux personnes se rencontrent. Sourires comme
excités l'un par l'autre et gardés quelque temps.
Ces sourires ensuite se reposent pour laisser passer
une ou deux phrases plus sérieuses. Ils reprennent,
se quittent ; et séparés l'un de l'autre, se dénatu-
rent, se dissolvent. Les visages divisés se remettent
au zéro.
Il y a une sorte d'amour distincte à la fois de
la passion et du divertissement ; qui les compose ;
et qui, de l'énergie de l'une et de la liberté de
l'autre, peut, à force d'esprit, de tendresse et de
tact, faire une manière d'œuvre, et même de chef-
d'œuvre... entre deux miroirs.
Le Prudent.
... Allonger une patte, une branche, un tenta-
cule, pédoncule, hasarder un œil, puis tout le
regard. Oser un mot, une allusion, puis le tout.
Se mouvoir de sorte que le mouvement soit
longtemps niable.
196
AUTRES RHUMBS
^
... Celui-ci me parlait, me parlait...
Et moi, je ne voyais, comme sens et fruit de
tous CCS discours, qu'une forme d'homme vague-
ment tambourinant sur des vitres, tandis que la
pluie les bat de l'autre côté.
Ce langage avait pour sens, son absence de sens ;
et de plus ma réaction-ennui. Et la résultante était
image d'ennui.
Le regard étrange sur les choses, ce regard d'un
homme qui ne reconnaît pas, qui est hors de ce
monde, œil qui se sent frontière entre l'être et le
non être, appartient au penseur. Et c'est aussi un
regard d'agonisant, d'homme qui perd la recon-
naissance. En quoi le penseur est un agonisant,
ou un Lazare facultatif. Pas si facultatif.
^
Et puis... dit la fée en s'en allant. Je suis bien
tranquille : l'homme ne peut rien souhaiter que
de bête.
ÎÔ7
ANALECTA
AVANT-PROPOS
DE LA
PREMIÈRE ÉDITION
(1926)
VAUTEUR A SES AMIS
Ici, puisque le désir de quelques amateurs de
tentatives m'y convie, je donnerai dans leur dé-
sordre, dans leur sécheresse, dans leur état nais-
sant ou provisoire d'incidents de l'esprit, des
remarques et pensées extraites de mes cahiers et
registres familiers.
Je tiens depuis trente ans journal de mes essais.
A peine je sors de mon lit, avant le jour, au
petit jour, entre la lampe et le soleil, heure pure et
profonde, j'ai coutume d'écrire ce qui s'invente de
soi-même. L'idée d'un autre, lecteur, est toute
absente de ces moments ; et cette pièce essentielle
d'un mécanisme littéraire raisonné manque. Le
^— 201
TEL QUEL
mot saisi s'inscrit sans débats. Je songe bien vague-
ment que je destine mon instant perçu à je ne sais
quelle composition future de mes vues ; et qu'après
un temps incertain, une sorte de Jugement Der-
nier appellera devant leur auteur l'ensemble de ces
petites créatures mentales, pour remettre les unes
au néant, et construire au moyen des autres V édi-
fice de ce que j'ai voulu... En somme, je n'ai écrit
tout ceci que pour le difiéi:cr,pour que je n'y pense
plus jusqu'à... la fois prochaine. Rien ne donne
plus de hardiesse à la plume que de rejeter à l'in-
fini l'époque de l'écriture définitive.
Ce ne sont donc ici que notes pour moi :
impromptus, surprises de l'attention, germes ; et
point de ces productions élaborées, reprises, conso-
lidées, mises dans une forme calculée, qui peuvent
se présenter à tout le public avec l'assurance et la
grâce des œuvres faites expressément pour lui.
Je n'aurais jamais imaginé que je dusse un jour
imprimer tels quels ces fragments. Monsieur le
docteur Ludo van Bogaert et Monsieur Alexandre
Stols l'ont imaginé pour moi. Ils m'ont tenté par
la considération de l'intimité de cette petite entre-
prise, et par la perfection des spécimens typogra-
phiques qu'ils m'ont soumis.
Je ne réponds pas que ces petits textes soient
toujours faciles à entendre, et je dois avertir mes
lecteurs imprévus qu'ils n'y trouveront guère
202
'ANALECTA
qu'une matière abstraite traitée aussi directement
et simplement que peut l'être une indication pour
soi-même. Qu'il leur souvienne en parcourant ces
feuillets qu'il y a une différence incalculable, un
intervalle indéterminé, entre l'embryon d'une idée
et l'entité intellectuelle quelle peut enfin devenir.
Cette différence peut aller jusqu'au maximum
de contraste, qui est la contradiction.
Si j'écris promptement, un matin, que A est B,
je sais bien que le jugement A est non B, qui
annule le précédent, pourrait s'en suivre d'une ré-
flexion prolongée, d'une contemplation plus pré-
cise, ou d'un grossissement par la durée un peu
plus fort. La note que j'aurai prise ne signifiera
donc à mes yeux que ceci : il y a un rapproche-
ment {A, B).
Ce n'est qu'un acte fécondant.
ANTINOUS, ou un monstre, ou l'être le plus
vulgaire en peuvent sortir...
2P3
De même que la mécanique apprend à compo-
ser forces et vitesses, moments et aires — comme
fait la géométrie des longueurs, — et à calculei
avec des grandeurs composées comme on calcule
avec des éléments simples, ainsi faudrait-il arriver
à une combinatoire des actes, des états, des certi-
tudes, des complexes psycho-physiologiques. Une
attitude prise au hasard est un complexe, et ce
complexe, nous le savons, est capable de rappel
simplifié dans la mémoire, de représentation par
un rien, de composition avec un fait nouveau, etc..
Certainement, dans l'idée que j'ai de ces attitudes
et états du vivant, est inclus le symbole, le vecteur
à trouver, qui permettrait de réfléchir plus long-
temps et plus nettement sur ces sujets.
Ainsi, j'ai bien du sommeil et du rêve une sorte
de schéma, et ce schéma encore grossier, peu uti-
lisable, pas utilisable régulièrement, est comme à
205
TEL QUEL
la frontière d'une sorte de mimique du dormeur
et du rêveur, et d'une image.
Précisons un peu. Je prends l'attitude, je me
place dans la figure d'un dormeur. Je fais coïnci-
der mon corps avec cette figure et je réalise un sys-
tème de contacts sensibles, — je m'assure par di-
vers mouvements partiels que cette position réalise
une condition. Par exemple : un certain minimum
général de tension musculaire*. Mais je réalise
ceci par des forces !... Cette fixation forme une dis-
tribution d'efforts isolés, une figure de points per-
çus, séparés par des étendues vagues ou nulles. Je
tends alors à ne permettre à une pensée que les
modifications qui n'altéreront pas ce système. Je
distingue ainsi quelque chose des relations éton-
nantes qui existent entre cette mimique générale,
et V image plus ou moins intense et projetée.
If
Et cette image est comme mue, provoquée en
sens contraire du sens normal. Au lieu d'être cause,
I. C'est conslruire une faiblesse par. des forcée. Je dis ce que
je senti
aa6
'AN ALECTA
elle complète, explique comme dans le rêve. Avec
cette différence que dans le rêve, on prend le rêve,
effet, pour cause, et que dans la musique on ne
peut le faire ; sans quoi la musique nous gouver-
nerait entièrement... L'obstacle qui empêche la
musique de nous donner un rêve complet est la
veille même, — c'est-à-dire la conservation du
présent bien différent et bien séparé, — la coexis-
tence de mondes indépendants, d'un envers et
d'un endroit, avec des points de soudure finis,
connus.
La Musique fait voir clairement comme une
action extérieure de nature simple suffît à produire
une sorte de vie complexe dans le sujet. Et cette
vie artificielle plus riche que la vie normalement
causée, — comme le chimiste connaît plus de
corps que la nature ne lui en a donnes ^.
Donc il y a plus de possibilités dans notre être
nerveux que les circonstances normales moyennes
n'en tirent et n'en utilisent.
Nous ne sommes pas faits exactement *.
L'artificiel en tous genres est possible quand au
lieu de procéder par objets , l'esprit procède par
fonctiojis.
I. Par le détour des excitations musicalas, j« «uis, «n quelque
manière, combiné à moi-même.
a. D'où l'on tirerait des problèmes sur cette moyenne des
circonstances dans lesquelles la vie est possible, ©t le système
n«rv«ux«
207
TEL QUEL
... C'est là peut-être la clef des similitudes et
analogies. Si A ressemble à B, c'est être autre que
soi de deux façons et passer de l'une à l'autre par :
être soi. Etre autre que moi, (connaître, sentir),
c'est aussi un fonctionnement de moi.
MUSIQUE
La Musique montre qu'en attaquant un sens,
en produisant les sensations d'un seul genre, qui
n'est pas nettement spatial, — en les produisant
dans un certain ordre, on me fait produire des
mouvements, on me fait développer l'espace à trois
ou quatre dimensions, on me communique des
impressions quasi-abstraites d'équilibres, de dépla-
cements d'équilibres ; on me donne l'intuition du
continu, des extrêmes, des moyennes, des émo-
tions, même de la matière, — du désordre interne,
du hasard intime chimique.
On me fait danser, souffler ; on me fait pleurer,
penser ; on me fait dormir ; on me fait foudroyant,
ANALECTA
foudroyé ; on me fait lumière, ténèbres ; diminuer
jusqu'au fil et au silence.
On me fait quasi tout cela ; et je ne sais si je suis
le sujet ou l'objet, si je danse ou si j'assiste à la
danse, si je possède ou si je suis possédé. Je suis à
la fois au plus haut de la vague et au pied d'elle
qui la regarde haute.
C'est cette indétermination qui est la clef de ce
prestige. Il y a donc une partie séparable dans mes
actes et mes émois. La musique opère cette ana-
lyse. Il y a, par elle, quelqu'un en moi qui agit^ou
subit et quelqu'un qui n'agit pas. D'abord toutes
les fonctions du temps.
Elle est le type de la commande par l'extérieur.
Court-circuit.
Elle joue avec ce qui, (pour une grande part),
définit en moi ce qui ne peut être l'objet d'un
jeu.
Et par elle, je vois que le plus profond — ce qui
se prétend tel, le plus chatouillant, le plus terrible,
— la chose même... est maniable. Entre la chose
qui est ce qu'elle est, et la chose dont la fonction
est d'être autre que ce qu'elle est, il y a un inter-
médiaire \
C'est cet intermédiaire, le moyen de la musique.
I. Entre l'Etre et le Connaître, travaille la puissante et vaine
Musique.
14
TEL QUEL
IV
La musique est un massage.
Substitution d'un excitant à Texcitant normal.
Comme on électrise tels muscles et telle combinai-
son de muscles dont la contraction simultanée ne
correspond à aucune émotion connue. Physiono-
mies inédites sur l'album de Duchennc de Bou-
logne.
L'oreille est le sens préféré de l'attention. Elle
garde, en quelque sorte, la frontière, du côté où
la vue ne voit pas.
Par la musique nous subissons, et agissons les
effets, et nous sommes contraints à fournir les
causes.
Or, il y a plusieurs causes, pour chaque effet —
dans ce domaine vivant. D'oui indétermination de
la musique. En général, quand nous imaginons
d'agir en nous-même, les effets de nos imagina-
210
'AN ALECTA
tions demeurent virtuels. Les images sont précises,
les émotions moins nettes, les actes esquissés à
peine. Si j'imagine danser, c'est un schéma de
mouvements à peine ressentis à côté de mon idée
visuelle très nette d'un personnage dansant. Si
j'imagine frapper, à peine mon bras est-il éveillé ;
le reste du corps ne participe pas.
Mais la musique, au contraire, dessine puissam-
ment en moi l'action et la passion, = — tandis
qu'elle laisse vague l'image.
V
Illusion est excitation.
Ce que l'on pense réellement quand on dit que
l'âme est immortelle, peut toujours être représenté
par des propositions moins ambitieuses.
A ce sujet, on peut considérer toute la méta-
physique de ce genre comme infidéhté, impuis-
sance de langage, tendance à augmenter gratuite-
ment la pensée, et en somme à recevoir de l'expres-
sion que l'on a formée plus que l'on n'a donné et
dépensé en la formant.
211
TEL QUEL
Ce qu'il y a d'excitant dans les idées n'est pas
idées ; c'est ce qui n'est point pense, ce qui est
naissant et non né, qui excite. Il faut donc des
mots avec lesquels on n'en puisse jamais finir — et
qui ne soient jamais identiquement annulés par
une représentation quelconque : des mots Mu-
sique..,
it
La musique est devenue par Richard Wagner
l'appareil de jouissance métaphysique, l'agitateur
et l'illusionniste, le grand moyen de déchaîner des
tempêtes nulles et d'ouvrir les abîmes vides. Le
monde substitué, remplacé, multiplié, accéléré,
creusé, illuminé — par un système de chatouilles
sur un système nerveux — comme un courant
électrique donne un goût à la bouche, une fausse
chaleur, etc.
Mais la « réalité » est-elle autre chose ?,
VI
Artifice, simulation, sont multiplicité.
L'artifice est naturel chez tous les hommes en
qui la conscience est très développée.
212
AN ALECT A
S'ils écrivent, leur pensée éveille d'elle-même
plusieurs types d'expression. La conscience agran-
die n'est en somme que multiplicité offerte au lieu
de simplicité.
L'artifice s'achève par la recherche paradoxale
de l'expression la plus naturelle^ la plus spontanée
comme résultat du choix et de l'élaboration en
quantité.
Ces conscients sont donc curieux des paroles
d'enfants, etc..
Toutefois, (c'est un degré plus élevé encore), ils
renoncent à ces recherches.
Quand la même impression éveille en nous un
géomètre, un enfant, un poète, un peintre, un
philologue — une douzaine de langages et de
types d'accommodations, et de séries d'actes dis-
tincts — il est bien compréhensible que l'on soit
embarrassé.
VII
La Honte est un grand sujet.
Le fait primitif a dû être le blâme général contre
21^
TEL QUEL
un personnage qui, peu impressionné au début, a
fini par craindre ce blâme, l'élever en lui-même
au rang de fonction ; croire physiquement, que
l'ensemble des autres le voyait tel qu'il était ; —
et puis que ce qu'il était, tel quel, sans voile, sans
mystère, était par soi seul une chose mauvaise, à
la fois une faiblesse et un crime *. Il est dangereux,
a priori, de paraître ce que l'on est.
Le système nerveux est Autruche. Il rougit, il
se cache sous le sang, qui le fait voir ^. C'est une
sorte de bêtise, de naïveté physiologique. A moins
que cet efîet ne soit sans finalité, mais un phéno-
mène d'équilibre, de transport compensant un fait
interne.
Ce doute sur toutes les apparences émotives est
général.
On peut les interpréter comme ayant, (ou ayant
eu), une valeur de réponse qualitative à une de-
mande ; — ou bien comme n'ayant qu'une nature
mécanique ; et, ultérieurement, une valeur de
signe.
Au lieu de rougir, on pourrait pâlir, ou suer, ou
avoir envie d'uriner... ou même... mourir, l'arrêt
du cœur est une réponse comme les autres.
I. Parfois la simple surprise fait rougir. Le premier mouve-
ment est pour se voiler.
a. Le gribouille nerveux.
214
AN ALECT A
Si je rougis d'avoir peur, j'ai peur de rougir.
VIII
DIFFICULTÉ DE DÉFINIR
LA SIMULATION
Ce qu'est la simulation ? Ce n'est pas de prendre
une figure ou de faire un acte, qui n'est pas de
notre nature — mais d'une autre nature.
Cela n'a point de sens. — Qu'est-ce que notre
nature ? — et d'ailleurs comment s'en départir ?
Si ma nature est de simuler ?
C'est l'idée de V inachevé àz cette nature seconde
qui est l'idée essentielle de simulacre.
On ne peut pas achever de ressembler. A prend
de lui-même ce qu'il peut prendre de la figure
deB.
Il y a donc quelque part, ou en quelque mo-
ment, un désaccord, — une coupure dans celui
qui imite.
il5
TEL QUEL
Et nous apprendrons à distinguer la soif, —
manque de liquide ; et la soif, manque d'une sen-
sation de fraîcheur. (Ce qui apaise la première
n'apaise pas nécessairement la seconde ; et réci-
proquement.)
On pourrait généraliser : définir deux mondes
qui se compénètrent, se substituent imperceptible-
ment, — se commandent tour à tour.
On s'éveille, ou on est réveillé, d'une simula-
tion, — comme d'un rêve.
La personnalité pèse peu devant ces pro-
priétés \
Le passé, l'avenir, formes de simulation. La si-
mulation volontaire, intentionnelle, est peu de
chose auprès de la simulation ou identification
inconsciente.
Même notre personne, en tant que nous en
tenons compte, est une simulation. — On finit par
être plus soi qu'on ne l'a jamais été. On se voit
d'un trait, dans un raccourci, et l'on prend pour
soi-même l'efîet des actions extérieures qui ont
tiré de nous tous ces traits, qui nous font un
portrait.
I. Cet inachevé joue enliferemenl le rôle de l'achevé pendant
un («inps bref.
2l6
ANALECTA
IX
La simulation tend à une limite qui est la con-
tradiction.
Or toute pensée étant de la nature d'une simu-
lation, il en résulte que toute pensée pressée et
poussée à l'extrême, dans le sens de sa précision,
tend à une contradiction.
La simulation résulte d'une propriété fonda-
mentale, à savoir que : une excitation quelconque
sur un système partiel sensitif donné, provoque
une réponse toujours identique, — la seule que
puisse fournir un système partiel. Toute excitation
de la rétine donne lumière et couleur. Qu'il
s'agisse de radiations, de contact matériel, d'intoxi-
cation ou congestion locale, la rétine y répond par
des phénomènes lumineux. Il s'ensuit que l'on
peut arbitrairement faire correspondre à ces phé-
nomènes l'une des causes énumérées. Pour lever
cette indétermination, il faut qu'aux phénomènes
lumineux se joignent d'autres données.
217
TEL QUEL
De même, si nous pouvons simuler la colère,
la souffrance, l'indifférence, etc. — c'est que le
mécanisme des actes et de la mimique qui signi-
fient extérieurement colère, souffrance, etc., peut
être mû identiquement par des excitations bien
diverses, — motifs de colère, causes de souffrance,
volonté de simulation, courant électrique, imita-
tion inconsciente d'un autre sujet, etc. ^.
X
Mimétisme.
L'émotion communiquée par le geste et l'atti-
tude, il est bien plus difficile d'y résister qu'à celle
qui parle.
L'homme est le jouet absolu de tout homme qui
se modifie devant lui. Il est esclave du sang et de
la couleur du sang ; du gémissement et du
trouble ; de la danse présente et du vomissement.
r. La pluraliW des causes possibles est cause de In possibilité
ties simulations. Les mûmes efjeti ne sont pas produits par les
mêmes causes.
2l8
AN ALECT'A
Plus lié peut-être par les sensations qui signi-
fient, que par celles qui ne sont qu'elles-mêmes
seules.
u
Critique du don des larmes.
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleu-
riez.
C'est plus bête que faux.
Je ne vois pass l'intérêt qu'il y a à pleurer.
Sinon le plaisir même de pleurer.
Ce plaisir de faire fonctionner artificiellement
telles glandes et amener tous les mouvements
annexes et connexes qui les décrochent, qui justi-
fient, achèvent le fonctionnement.
La vieille « beauté pure » tenait à Honneur
d'éviter les chemins des glandes.. Elle laissait glan-
der les porcs. Produire une espèce d'émotion qui
ne trouve pas sa glande ni haute ni basse, une
émotion sans jus, sèche, c'était son affaire.
Si elle tirait des pleurs, c'était par ses propres
moyens ; par des moyens qui n'existent pas dans
l'expérience forcée de la vie : et que la vie n'a pas
219
TEL QUEL
prévus par des organes particuliers. Personne en
général n'était forcé de pleurer. Là où tout le
monde doit pleurer, elle s'abstenait. Elle n'acca-
blait que quelques-uns. Et tous les autres deuaietit
se demander, sans pouvoir comprendre, pourquoi
ceux-là pleuraient. Idée pourtant de la Commu-
nion.
Avoir des machines pour la joie, pour la tris-
tesse, des organes de l'impuissance à soutenir une
pensée, que c'est étrange ! Appareils compensa-
teurs, évacuateurs d'une énergie laquelle corres-
pond elle-même à des images indigestes, — insou-
tenables, inachevables.
Et l'efïet variant avec les hommes : il y en a de
durs à la détente...
XII
SIMULATEUR
Celui-ci fait des grimaces derrière mon dos. Je
le prends. Alors il recommence à froid sa grimace
pour me faire croire que c'était un involontaire
220
AN ALECT A
produit naturel de son système nerveux — un tic.
Il aime mieux de paraître un peu malade qu'S
de passer pour un vilain petit garçon sous les
espèces d'un monsieur.
XIII
ACCIDENT
Une tache d'encre... De cet accident je fais une
figure avec un dessin dans les environs. La tache
prend un rôle et une fonction dans ce contexte. Et
ceci est analogue à la pensée de Pascal : « J'avais
une pensée. Je l'ai oubHée : j'écris, au Heu, que je
l'ai oubliée. »
L'accident est rattrapé, rédimé.
C'est ainsi qu'un homme surpris dans une gri-
mace nerveuse qu'il faisait derrière mon dos, la
conserve et l'utilise par dissimulation, en faisant
l'expression avouable d'une douleur.
Et c'est ainsi qu'un poète saisit une alliance de
mots, y persévère, s'y obstine et lui donne quelque
valeur.
221
TEL QUEL
Transformation du fortuit, de l'inavouable, du
honteux. Toute apparition de l'être interne au jour
est honteuse, c'est-à-dire devant être ravalée, ca-
chée brusquement, caméléonisée. On ne peut plus
voir les yeux de celui qui nous a vus ou entendus.
Caïn se cache. De même, le coup qu'on vient de
recevoir, on veut en différer la conscience et la
douleurs
XIVj
On pense naturellement â supprimer l'homme
qui gêne comme on pense à écarter une mouche ;
à se gratter immédiatement au point cuisant.
C'est un réflexe de l'imagination, laquelle est
faite pour ces solutions.
L'imagination, c'est (pour la majeure partie)
une pseudo-réalité réflexe, — une vue, un monde
qui est une réponse, — comme un souvenir de ce
qui devrait être, ou de ce qui ne devrait pas être *.
ï. Noter ici qu'il n'y a pas de difTérence fonctionnelle entre
Imaplner et se souvenir.
La différence do ces deux modes se connaît après coup.
Elle réeulle d'un jugement.
222
AN ALECT A
Quelle est la vue, le « monde », qui répondrait
à une excitation donnée ? — Tel est le problème.
— Il faut, pour le bien saisir, le faire précéder de
la notion que le monde donné, présent ou déjà
connu ne contient pas (en général) cette réponse
exacte.
Les choses, en tant que mues, réorganisées, re-
fondues, refaçonnées par les besoins, (besoins in-
connus, mal connus, autres que ceux bien pourvus
de signes spéciaux, de forces à eux). La combinai-
son des représentations en quoi consiste l'imagina-
tion n'est possible que par leur réductibilité, leur
simplification, leur réduction à l'état signe, c'est-
à-dire acte.
L'image immédiate, qui se présente comme
solution, peut être comparée à un plus court che-
min dans l'espace ^ nerveux figuré, — dont la
trame est formée par l'ensemble des correspon-
dances entre besoins, actes et choses. Il me semble
que les lois les plus simples et les plus importantes
de « l'esprit » ont trait aux potentiels et aux géo-
désiques de cet espace.
I. L'espaco nerveux et sos postulats.
Je dis espace nerveux plutôt qu'espace mental.
223
TEL QUEL
XV
La conscience a horreur du vide.
XVI
Le Moi fuit toute chose créée.
Il recule de négation en négation. On pourrait
nommer « Univers » tout ce en quoi le Moi refuse
de se reconnaître.
XVII
Le son est une propriété de l'état exceptionnel
de corde tendue.
Chaque sensation est une exception ou excur-
sion, un écart de quelque zéro
o
224
'AN ALECT A
Supposé qu'il existe un. zéro absolu de la sen-
sation, on demande si un être qui atteindrait (par
l'effet de quelque circonstance) ce point de sensa-
tion nulle, l'atteindrait vivant, c'est-à-dire s'il
pourrait revenir à la vie ?.
XVIII
Le vague, l'hiatus, le contradictoire, le cercle —
véritables constituants de tout et de chacun, sub-
stance la plus fréquente de chaque esprit.
XIX
Mon objet principal a été de me figurer aussi
simplement, aussi nettement que possible, mon
propre fonctionnement d'ensemble i: je suis
monde, corps, pensées.
Ce n'est pas un but philosophique.
225
15
TEL QUEL
La philosophie, dont j'ignore ce qu'elle est, —
parle de tout — par ouï-dire. Je n'y vois point de
permanence de point de vue, ni de pureté de
moyens.
Rien ne peut être plus faux que le mélange (par
exemple) d'observations internes et de raisonne-
ments, si ce mélange est fait sans précautions et
sans qu'on puisse toujours distinguer le calculé de
l'observé ; ce qui est perçu et ce qui est déduit, —
ce qui est langage et ce qui fut immédiat.
XX
Mon goût du net, du pur, du complet, du suffi-
sant, conduit à un système de substitutions — qui
reprend comme en sous-œuvre, le langage, — le
remplace par une sorte d'algèbre, — et aux images
essaie de substituer des figures, — réduites à leurs
propriétés utiles. — Par là se fait automatique-
ment une unification du monde physique et du
psychique^
223
AN ALECT A
XXI
DES DÉFINITIONS
Le travail de définir commence à la naissance.
Si à l'âge de 40 ans je veux faire une définition
— cette attention implique directement un travail
qui s'étend à toute mon histoire antérieure.
Essayer de définir le nombre, c'est essayer de se
mettre au point oii l'on était avant de savoir ce
qu'est un nombre, et en même temps ne pas perdre
ma connaissance actuelle du nombre ; et enfin, pas-
ser de ce premier état d'ignorance à ce point
actuel, sans refaire tous les détours, sans s'égarer
dans sa vie, sans la revivre, mais en somme rem-
placer le tâtonnement et l'acquisition de l'idée,
suivant une moyenne d'essais, de degrés dissémi-
nés, etc., par un procédé fini, par un système
d'actes strictement suffisant. — C'est un rac-
if La défiaitioD est considérée ici comme un retour sur eol.
227
'SEL QUEL
XXII
Toute véritable découverte est payée par son
auteur d'une diminution de l'importance de son
« Moi ».
Toute personne est moindre que ce qu'elle a fait
de plus beaus
XXIII
La gloire doit s'obtenir comme sous-produit.
XXIV
RELATION DU DÉSORDRE
ET DU POSSIBLE
L*csprit va, dans son travail, de son désordre à
'ion ordre. Il importe qu'il se conserve jusqu'à la
22a
AN ALECT A
fin, des ressources de désordre, et que l'ordre qu'il
a commencé de se donner ne le lie pas si complè-
tement, ne lui soit pas un si rigide maître, qu'il ne
puisse le changer et user de sa liberté initiale.
XXV
Qui est en train de faire une belle œuvre aper-
çoit entre ses propres interstices une très belle
œuvre.
L'impression de Beauté, si follement cherchée,
si vainement définie, est peut-être le sentiment
d'une impossibilité de variation, de changement
virtuel ; un état limite tel que toute variation le
rende trop sensitif d'une part, trop intellectuel de
l'autre ^.
Et cette frontière commune est un point d'équi-
libre.
Equilibre dans le beatf.
229
TEL QUEL
XXVI
La spéculation est usage du possible. Mais ce
possible dont je suis doué, comme en prévision de
variations du milieu pour les compenser et y résis-
ter, — pour les attendre — les devancer même,
par là doit pouvoir entrer dans Vactuel : et c'est
la pensée !
Il faut donc une partie de moi dont les moda-
lités soient indépendantes, dans une certaine me-
sure, de mon reste. Il ne faut pas que je sois entiè
rement en équilibre avec le présent.
XXVII
Ni réloge ni le blâme ne valent rien.
Vais-je dire : Ceci est bien — cela est mal ?
Ces propos n'importent à personne, et en pre-
mier, à moi.
2^0
'ANALECT'A
Que me font mon indignation, mon enthou-
siasme ?
Tout au plus des éléments d'erreur....
L'intellect est une tentative de s'cduquer en vue
d'empêcher les effets de déborder infiniment les
causes.
Il est donc contre le système nerveux.
Il en méprise la propriété essentielle, qui est de
donner de grands effets à de petites, très petites
causeSa
XXVIII
Tu n'es pas fait ^qmx voir dans tel monde. Mais,
si tu t'efforces, malgré l'inutilité de la peine, si tu
te plais à ces peines plus qu'à ton facile succès, —
on dira que c'est orgueil, ambition étrange, —
quand ce n'est peut-être que le premier essai par
toi de quelqu'un qui verra ce que tu vois et ce que
tu ne vois pas \
I. Si chacun s© considérait comme ébauche de quelque
homme à venir.. Fondement d'une étrange Morale.
231-
TEL QUEL
XXIX
Mon genre d*esprit n*est pas d'apprendre d*un
bout à l'autre dans les livres, mais d'y trouver seu-
lement des germes que je cultive en moi, en vase
clos. Je ne fais quelque chose qu'avec peu, et ce
peu produit en moi. Si je prenais de plus amples
quantités, je ne produirais rien ; davantage, je ne
comprends pas ce qui est déjà développé
XXX
Nous ne comprenons rien qu*au moyen de l'in-
finité limitée de modèles d'actes que nous ofîre
notre corps en tant que nous le percevons.
Comprendre, c'est substituer à une représenta-
tion un système de fonctions nôtres, toujours com-
parables à un « notre corps » avec ses libertés, ses
liaisons,
232
'AN ALECT'A
XXXÏ
tes mathématiciens travaillent à mettre au jour
les mécanismes qui sont en nous, et en somme, les
gênes mutuelles qui se produisent entre les intui-
tions et qui font que le tout dépend des parties, —
qu'un tout soit déterminé non par toutes les par-
ties, mais par quelques-unes.
• XXXII
Un homme est du type intellectuel le plus pro-
noncé lorsqu'il ne peut être content de soi que
moyennant un effort « intellectuel ». — Tout ce
qu'il peut accomplir et qui ne requiert pas d'efïort
d'attention, ne lui donne pas la sensation de valoir.
Les compliments qu'on lui en fait ne le touchent
pas, et il se moque intérieurement de ceux qui les
lui font. Ce qui ne lui a rien coûté ne compte
pas \
I. Mépris du don gratuit et de ce qui n'a pas été élaboré.
TEL QUEL
XXXIII
Ce qu'on appelle invention est de ïa nature
d'une communication.
La fécondité inventive en tous genres croît
comme la possession, la perfection des moyens de
communication.
Une bonne notation entraîne des inventions.
Il faut être deux pour inventer. — L'un forme
des combinaisons, l'autre choisit, reconnaît ce qu'il
désire et ce qui lui importe dans l'ensemble des
produits du premier.
Ce qu'on appelle « génie » est bien moins l'acte
de celui-là, — l'acte qui combine, — que la
promptitude du second à comprendre la valeur de
ce qui vient de se produire et à saisir ce produit ^
XXXIV
Un Homme sans bêtise, sans bêtises, manquerait
de ce modèle perpétuel et portatif du fonctionne-
I. Le génie consid^Té comme un jugement.
ANALECTA
ment propre et local du cerveau. Naïvetés, stu-
peurs élémentaires d'un groupe, résistances insuf-
fisantes, courts-circuits, suspens de la lumière
incréée, actes hâtifs... acharnements d'oiseau
contre une vitre, rires d'enfant devant le danger,
se croire enfermé par une porte sans verrou \..
XXXV
La sottise est de ne pas voir ce qu'un autre voit.
La faiblesse, de ne pas pouvoir ce qu'un autre peut.
Mais où personne ne voit et où personne ne
peut, il n'y a ni sottise ni faiblesses possibles.
XXXVI
II y a dans l'algèbre quelque chose de la puis-
sance de la « nature » et elle en retire un certain
I. Il y a une bêtise h forme lente, une autre à forme rapide.
Les uns se perdent dans leur cerveau. Les autres ne font que le
traverser par le plus court.
TEL QUEL
élément de prestige. Je pense à la complication et
à la longueur des immenses calculs, aux dévelop-
pements infinis. On a l'impression du travail végé-
tal, d'une répétition qui s'étale, d'une cellule qui se
subdivise.
L'algèbre seule donne cette impression. Le lan-
gage ordinaire s'arrête aux premières démarches
— est incapable de se conserver dans sa suite.
L'algèbre a pour elle la figure de ses formules.
Son extension combinatoire. Etc.. En quoi elle
est inhumaine comme la vie aveugle et prolifé-
rante est inhumaine.
XXXVII
Le travail de l'esprit considéré comme le pénible
succédané d'un sommeil (puisque la solution vient
en dormant, d'après beaucoup d'auteurs).
— Dormez, et vous trouverez.
Chercher n'est que se mettre en état de trouver
par quelque accident ou par quelque sommeil.
C'est préparer le champ de l'heureuse étincelle.
236
ANALECXd
XXXVIII
La connaissance fonctionnelle du système ner-
veux devra réagir sur l'idée qu'on se fait de la
valeur de la connaissance en général, sur la notion
de certitude, d'univers, d'houame, ctc.\.
XXXIX
L* « esprit » s'arrache aux cKoses qui touchent
le corps et sont sous les yeux. Il y retourne. Il
donne à ces choses des fonctions diverses. Ainsi le
même arbre est un bui de mouvement ; il est un
signe de souvenirs ; il est im repère de pensées qui
n'ont aucun lien avec lui, un fixateur ou un dis-
tracteur, un révélateur, un interrupteur ; un réflec-
teur ^.
Voici un philosophe qui spécule sur le monde,
I. Mais cette connaissance est dans les limbesj
a II est en somme, un objet privilégié.
TEL QUEL
sur la connaissance ; il dispose de l'espace et du
temps ; pense dans la plus grande généralité ; se
distingue de son mieux de l'instant... mais sa pen-
sée est au milieu d'objets et de petits incidents —
de bruits, et des brusques reflets d'une fenêtre
crevant de soleil qu'on ouvre en face de la sienne.
Il a un goût dans la bouche et une jambe nerveuse.
Il se perd et se retrouve, et se retrouve un peu dif-
férent, tantôt ne se comprenant plus ; tantôt plus
éveillé.
XD
La mort est l'union de l'âme et du corps dont la
conscience, l'éveil et la souffrance sont désunion.
XL!
L'homme s'imagine « exister ». Il pense, donc
il est, — et cette naïve idée de se prendre pour un
238
ANALECTA
monde séparé, étant par soi-même, n'est possible
que par négligence.
Je néglige mes sommeils, mes absences, mes
profondes, longues, insensibles variations.
J'oublie que je possède, dans ma propre vie,
mille modèles de mort, de néants quotidiens, une
quantité étonnante de lacunes, de suspens, d'inter-
valles inconnaissants, inconnus.
Je ne puis me concevoir absent, supprimé, ne
me réveillant plus un certain jour ; je ne sais com-
ment m' interrompre, et je ne fais que m'inter-
rompre !
Si tu penses devoir toujours te réveiller, pense
aussi devoir toujours te rendormir.
Si tu seras immortel, tu seras donc mortel. Il
faut commencer par là.
XLII
A l'homme monté, tendu, clair, en pleine vi-
gueur, il semble impossible que le même puisse
cesser d'être tel.
Il croit, — et voici la joi du type le plus simple,
239
TEL QUEL
— il croit que pour pouvoir perdre connaissance,
pour « mourir », il lui faudrait d'abord devenir
un autre \
Sa vitalité lui est si présente et si nette — qu'il
ne peut pressentir d'autre variation, réelle de son
état que dans le même ton.
Faiblir, périr, lui semblent extérieurs, ■- —
comme théoriques,.
XLIII
L'homme a tiré tout ce qui le fait homme, des
défectuosités de son système.
L'insuffisance d'adaptation, les troubles de son
accommodation, l'obligation de subir ce qu'il a
appelé irrationnel.
Il les a sacrés, il y a vu la « mélancolie », l'in-
dice d'un âge d'or disparu, ou le pressentiment
de la divinité et la promesse.
Toute émotion, tout sentiment est une marque
de défaut de construction ou d'adaptation. Choc
I. Il iui «et impoMible d'être celui qui peut ne plut être.
240
'ANALECT'A
non compensé. Manque de ressorts ou leur alté-
ration.
Ajouter à cela l'adaptation artificielle — déve-
loppement de la conscience et de l'intelligence.
Quelle étrange conséquence. La recherche de
l'émotion, la fabrication de l'émotion ; chercher à
faire perdre la tête, à troubler, à renverser...
Et encore : pourquoi y a-t-il des émotions phy-
siologiques (sans quoi la nature se perdrait) ? Né-
cessité de perdre l'esprit, ou de voir partialement
ou de former un monde fantastique, — sans quoi
le monde finirait ! — Amour.
Les fonctions finies conscientes contre la vie.
La non-adaptation finale....
XLiy
spécialité du mot.
Ce que je me dis, — ce que je me crie, — je ne
veux point qu'un autre me le dise. — Je soufïre, je
m'évanouis s'il me dit cette même pensée...
Pourquoi, comment cette asymétrie, et cette dif-
férence de traitement ? Pourquoi souffrir de moi
ce qui passe mes forces s'il vient de tes lèvres ?
16
TEL QUEL
Et pourquoi je supporte le cri de la craie contre
la vitre, si c'est moi qui la presse sur le verre, —
(et même je ris de ta grimace), — et pourquoi le
même grincement m'est odieux s'il vient de ton
acte ?
Pourquoi l'on ne peut se chatouiller soi-même
et se rendre fou de ses chatouilles ?
On pourrait donner à ceci une réponse facile
en disant que l'efïet est dans la surprise et que l'on
ne peut se surprendre soi-même volontairement.
Mieux vaut laisser la question sans réponse.
XLV,
Un homme n'est qu'un poste d'observation
perdu dans l'étrangeté.
Tout à coup, il s'avise d'être plongé dans le
non-sens, dans l'incommensurable, dans l'irration-
nel ; et toute chose lui apparaît infiniment étran-
gère, arbitraire, inassimilable. Sa main devant lui
lui semble monstrueuse. — On devrait dire :
VEtrange, — comme on dit VEspace, le
Temps, etc.
242
ANALECTA
C'est que je considère cet état proche de la
stupeur comme un point singulier et initial de la
connaissance. Il est le zéro absolu de la Reconnais-
sance.
La pathologie de l'esprit et celle du système
nerveux sont pleines d'exemples des altérations de
cette re-connaissance, que les diverses lésions savent
parfois disséquer et dont elles isolent les éléments.
La philosophie et les arts, — disons même la
pensée en général — vivent des mouvements qui
s'effectuent entre connaissance et re-connaissance.
La mystique est... la Musique de ce domaine.
XLVI
L'homme dit au dieu : Il faut me détruire ou
me satisfaire.
Cette pensée lui semble si juste qu'il la fait dire
par le dieu sous cette forme : Il te faut me satis-
faire ou être détruit... Plus que détruit !
^3
0:.EL QUEL
XLVII
Un problème n*€St réellement résolu que si la
réponse qu'on a trouvée a d'autres propriétés en-
core que celle de servir de réponse : l'existence de
Dieu serait très fortifiée si on pouvait donner à
Dieu d'autres emplois, et lui trouver d'autres
aspects que ceux attenant à la Création. Mais on
ne sait pas ce qu'il fait en dehors de nous, et c'est
ce en quoi il ne nous touche en rien, qui établirait
son existence.
Mais que peut faire un dieu d'autre chose qu'un
« monde «l
XLVIII
Sans les religions, les sciences . n'eussent pas
existé, car la tête humaine n'aurait pas été habi-
tuée à s'écarter de l'apparence immédiate et cons-
tante qui lui définit la réaUté
244
HN'ALECT^
XLIX
Que la « vie intérieure » n'est pas ce que l'on
croit.
Ineffables.
Les mystiques, ces profonds égoïstes. Ils en per-
dent la parole — inefïabilité — il ne leur sort que
les soupirs et les exclamations de leur jouissance.
Les mots puérils d'amoureux.
Peut-être cette « vie intérieure » devrait-elle
s'interpréter de plusieurs façons également légi-
times et profondément différentes les unes des
autres...
C'est en quoi elle serait véritablement digne
d'intérêt, — profonde, — et un peu plus qu inté-
rieure — disons : supérieure *•
I. La vie intérîeure ne vaut que par l'inconsfance, la mullî-
formité, le degré de liberté et le nombre d'inlerprélalions, le
nombre d'aspects de chacun de ses états...
TEL QUEL
E
La théologie joue avec la « vérité » comme un
chat avec une souri
O
Ce n'est pas réfuter loyalement un système que
de ne pas réfuter en même temps tous les systèmes
infiniment voisins.
S'il s'en faut d'infiniment peu qu'une doctrine
soit solide, si une modification très petite suffisait
à la rendre incontestable, la critique qu'on ci'i
ferait en exploitant cette petite imperfection, serait
abusive, personnelle, mesquine ; mais le beau jeu
serait d'attribuer à une pure inadvertance de l'au-
246
'AN'ALECT'^
teur, ce rien qui peut servir à un petit esprit de
prétexte pour abîmer son ouvrage.
LU
MON CORPS
Ce « mon corps » occupe un volume. Mais il
semble qu'à Vintérieur de ce volume règne une
connexion singulière.
Les distances intérieures ne sont pas de même
espèce que les distances ordinaires.
Sensations, mouvements locaux ne semblent
pas, quoique localisés, — être à des points diffé-
rents par la distance.
La distance de deux points du corps pris au
Hasard n'a pas de sens.
La distance de deux points dont le contact natu-
rel ne peut advenir, et qui n'ont pas de relations
singulières, n'existe pas ^.
Le loin et le près sont aussi très particuliers. Un
I. Le postulat fondamental de la dislance eitérieure
ab + bc = ac n'a point d« sens dans la perception de l'en-deçà.
TEL QUEL
membre éloigné semble obéir sans intermédiaire,
et être par là, plus proche qu'un, lieu non éloigné
non docile ou non mobile.
LUI
Dans les distances corporelles intérieures on
trouve que l'ordre d'éloignement des parties du
corps se compose avec la mobilité de ces parties, —
et avec les temps nécessaires pour les mettre en
mouvement. Le plus mobile est l'œil.
On pourrait classer ainsi, (grossièrement), œil,
doigts de main, langue et mâchoire inférieure,
tête, doigts de pied, main, avant-bras, pieds,
membres inférieurs, lombes, torse, épaules, ceci
très grossier — et variable.
Mesure de la mobilité ?
Cette mobilité est très composée. Elle tient à
l'innervation, à la musculature et à ses insertions
— à la masse, au moment d'inertie de la partie, à
la situation du corps, au degré d'éveil ; aussi à la
phase, c'est-à-dire aux états antérieurs immédiats.
248
'AN ALECT'A^
LIVj
Le corps est une masse ou un espace, pénétré de
sensibilité comme une pierre est veinée de fer, ou
comme une éponge est pénétrée d'eau : pénétrée
de volonté d'une façon moins subtile. Sensibilité
et volonté laissant entre les réseaux où elles exis-
tent, des parties insensibles et inertes, de grandeur
limitée par la subtilité de leurs divisions.
Il y a des régions où vouloir n'a pas d'existence,
et qui sont purement locales. La grandeur de ces
régions est remarquable par rapport à notre con-
naissance et possession de nous-mêmes '.
Analogie curieuse. La pensée aussi comprend
des réserves qu'elle ne peut pénétrer. Il y a des
distinctions qu'elle échoue à approfondir, des
temps qu'elle ne divise pas. Elle pénètre quelque
chose, mais jusqu'à un certain degré.
I. C'est dire que ma pré««nc« est plus ou moins dense, eelon
la région de mon corps considérée.
2^9
TEL QUEL
LV
La substance de notre corps n'est pas à notre
échelle. Les phénomènes les plus importants pour
nous, notre vie, notre sensibiHté, notre pensée sont
liés intimement à des événements plus petits que
les plus petits phénomènes accessibles à nos sens,
maniables par nos actes. Nous ne pouvons pas
intervenir directement et en voyant ce que nous
faisons. La médecine est intervention indirecte —
et d'ailleurs les autres arts.
Dans cette petitesse, nos actes concevables n'ont
plus de sens.
Le système nerveux, entr 'autres propriétés ou
fonctions, a celle de lier des ordres de grandeur
très différents. Par exemple : Il relie ce qui appar-
tient au chimiste à ce qui appartient au mécani-
cien.
La physique considère aujourd'hui des masses
d'une telle petitesse que la lumière même n'a rien
à faire avec elles. Les images que nous nous en
faisons n'ont et ne peuvent avoir aucun rapport
avec ce qu'elles prétendent représenter. La notion
de forme n'a aucun sens à leur égard, est entière-
ment étrangère à des objets si menus que Von n'en
250
'AN'ALECTA
peut même concevoir le grossissement, — lequel
suppose l'existence de la similitude.
LVI
ESPACE BUCCAU
Comme la bouche est curieusement sensible,
donne un mélange de fortes pressions, de trac-
tions contrariées, d'obstacles et de corps durs inter-
posés, de goûts et saveurs, de touchers humides et
de glissements, de présences étranges, — de même
la sensation d'ensemble de tout le corps et les mou-
vements de l'attention dans le corps, comme celui
de la langue qui tâtonne et travaille dans son
antre... *
LVII
Deux Hommes de vigueur musculaire très iné-
gale ont cependant la même conception de l'es-
251.
TEL QUEL
pace. Et pour qu'il en soit ainsi, il faut donc que
le système musculaire propre et le système qui le
commande et sur lequel revient l'expérience, dif-
fèrent nettement.
Je n'apprends autre chose, en déplaçant une
masse, que n'en peut apprendre celui qui peut
déplacer une masse trois fois plus grande.
LVIII
ORDRE, DÉSORDRE ET SOI
J*ai retrouvé ce cahier. Il n'était pas égaré. Bien
au contraire ; mais si bien rangé que je ne me
reconnaissais plus. Il était sorti de mes voies.
J'avais perdu mon fîl conducteur, mon « dé-
sordre ». Mais désordre propre, et personnel, et
familier.
Pour ne pas les égarer, mets les choses toujours
où tu les mettrais spontanément. On n'oublie pas
ce qu'on ferait toujours.
Le désordre réel est le dérangement de cette
espèce de règle, la dérogation à la fréquence. C'est
252
ANALECTA
mettre les choses à une place réfléchie laborieuse-
ment, — ou trouvée enfin après tâtonnements,
combinaisons, déviations ou éloignements succes-
sifs de la tendance, comme une découverte, un
nouveau Monde, une solution rare...
Alors, pour retrouver l'objet, je suis obligé de
retrouver une certaine réflexion où rien, ne me
reconduit.
Mais s'il fut placé sans recherche, il me suffit de
me retrouver moi-même, en bloc et en gros —
c'est-à-dire // me suffit d'être.
Si ta règle est le désordre, tu paieras d'avoir mis
de l'ordre.
Suis ta règle.
LIX
L'homme angoissé n'ose bouger — ni son corps
ni sa pensée, comme l'homme dans un bain senti-
rait le froid s'il remuait dans l'eau. Celui-là senti-
rait sa peur.
Le mouvement rend la sensibilité plus vive.
Après un choc, on n'ose bouger. C'est un nexus
253
TEL QUEL
étrange où les idées, les mouvements, la variation
de la sensibilité se brouillent curieusement.
LX
BRUSQUES CHANGEMENTS
D'UNE MÊME CHOSE
Il y a parfois d'étranges, et brusques arrêts sur
une idée, souvenir, coin de meuble. Tout à coup
on croit voir pour la première fois, ce que l'on a vu
mille fois ; ou l'on perçoit l'arrivée à maturité, —
la puberté — d'une impression.
Une idée paraît dans sa force plus que réelle ;
et cependant on y avait pensé bien des fois aupa-
ravant, et même de près, même avec ralentisse-
ment, même avec soin ; — mais cette fois, elle est
comme tangible. Ce visage me regarde. De même,
il arrive que l'on comprenne longtemps après
coup, quelque chose : une intention, un texte, une
personne, — soi-même. — On trouve la significa-
tion d'un regard qui nous fut adressé il y a vingt
ans par un être qui a disparu : et les sens d'une
254
'AN ALECT'A
phrase ; et la beauté d'un vers que nous savons pai
cœur depuis l'enfance.
Ainsi le grain de blé, retrouvé dans son hy-
pogée, germe, dit-on, après trois mille ans d'un sec
sommeil.
LXI
COLÈRE SURMONTÉE
Au milieu d'un monologue terrible, interne,
toute la justice personnelle debout, l'œil fixe, la
colère et le dépit de tout, la vue de la vengeance
sur soi-même, (car c'est immoler le monde entier),
— au milieu de ces réponses effrayantes, de ces
ordres de tyran, de ces dégoûts et de ces mots de
juge coupable, de ces images rebondissantes — un
éveil survient, qui en surprend la niaise méca-
nique, qui écoute ces grosses bêtises horrifiques,
ces clameurs et ces drames, et moque et siffle la
fureur, — et la renvoie à... la nature, aux bctes,
aux tempêtes...
Il y a donc une sorte dé mouvement, un mouve-
ment soudain pour sortir de ce moi qui vient
255
TEL QUEL
d'être, et pour former un moi capable du moi pas-
sionné antérieur, — qui voie ce qui voyait, et juge
ce qui jugeait.
Ce mouvement créé dans l'être qui ne se possé-
dait plus, par les heurts, les surprises, les flagrants
délits de bêtise où l'on se prend, par l'écho de sa
voix, — ce mouvement créateur d'une conscience
et d'un degré de conscience plus élevé, il est tou-
tefois lui-même un réflexe.
LXII
Le détail entre dans ma chair. Je sens chaque
dent de la scie.
Ce que l'esprit a épuisé, parcouru d'un éclair,
il faut que la lourde machine, la lente bête entière
du monde en transformation le répète dans mes
sens, — l'épèle — le réalise — avec toutes ses
minutes, ses secondes et ses seizièmes de secondes
psychologiques, avec sa marche de front et en
profondeur, avec toute la minutieuse harmonie
des moyennes ; — il faut que les tendances plus
pressées s'arrêtent pour attendre les autres ; il faut
que les cléments séparés et indépendants qui font
256
ANALECTA
ce tout, — respectant grossièrement la figure géné-
rale ; que les chocs, les mélanges s'arrangent... Et
moi, sur mon fil spécial, dix fois allé au bout, dix
fois revenu — je vibre entre ce lent réel et cet
extrême, je vibre d'impatience, atome dans une
flamme et j'émets cette radiation propre que j'écris
icia
LXIII
Cette barre de fenêtre, ce plan poli d'une vitre,
où le front s'appuie, accessoires de l'être, décor,
système entre lesquels les pensées et les impres-
sions se mcuventâ
LXIV
L'animal compliqué. Il met l'amour sur un pié-
destal. La mort sur un autre. Sur le plus haut, il
met ce qu'il ne sait pas et ne peut savoir, et qui n'a
même point de sens.
257
17
TEL QUEL
C'est ajouter un monde à l'autre. Nous sommes
par nature condamnés à vivre dans l'imaginaire,
et dans ce qui ne peut être complété
Et c'est vivre.
LXV
Le rêve est le phénomène que nous n'observons
que pendant son absence. Le verbe rêver n'a
presque pas de « présent » *«
LXVI
-Le rêve montre que la conscience est compatible
avec le désordre, que des éléments de conscience
existent indépendamment de leur sens, que ce
sens est une réponse qui peut consister en de nou-
I. Je rôve, lu rêv««, — c« sont fiKur«« d» rhétorique, cir
c'est un év«illé qui pari* ou un candidat au rév«il.
'AN ALECTA
veaux cléments formant avec les premiers une suite
divergente, les premiers étant abolis et remplacés,
ou bien étant composés avec les suivants sans res->
triction et sans limite \..
Quand mon doigt suit le bord de la table ronde,
il doit finir par repasser au point de départ. Mais
non dans un rêve.
Le réel peut sans doute être mis sous forme de
postulats indépendants, more geometrico. Cela
fait : abolir un, deux postulats — c'est le rêve.
Ce groupement de postulats contient essentiel-
lement le temps, — je veux dire les substitutions
successives. — Le réel 7ie peut se concevoir instan^
tané, {d'ailleurs notre sentiment musculaire
n'existe pas dans l'instant).
A la lueur d'un éclair, ce qu'on voit est rêve —
ou réalité ? — Il y a indétermination. Il faut pour
le réel un recoupement de la conscience. Dès que
cette opération est oblitérée, je suis à la merci de
mes productions ^
I. Sans exemples, sans r«connaî«sancé.
3. Ce qui a ii«u dans le plue petit temps de con<ciei>ee n'est
oi réel, ni non-réel.
259
TEL QUEL
LXVII
Lorsque j^ dis : je vois telle chose, ce n'est pas
une équation entre je et la chose, que je note ainsi ;
c'est une égalité. -
Mais dans le rêve il y a équation. Les choses que
je vois me voient autant que je les vois. Ce que je
vois alors m'explique en quelque manière, m'ex-
prime — cela est organisé par moi, au lieu que je
sois organisé par lui comme dans la veille \
LXVIII
CAUCHEMAR
Le cauchemar, ce rêve impuissant à rompre
l'enchantement, cette image enterrée vive, —
s'élève jusqu'à la précision la plus affreuse, à la
netteté du réel. — Cette netteté marque l'efïort
désespéré.
I. C'est qu« le JE et ce qu'il voit sont de même espèce dans
le6 rêves.
260
ANALECTA
Comme le désespéré de la veille cherche le som-
meil absolu, celui du sommeil cherche l'éveil.
Comme l'homme englouti se débat désespéré-
ment contre l'eau pour venir à l'air, les mauvais
rêves engendrent les actes désordonnés de la mé-
moire. L'eau qui étouffe, ce sont les actions cachées
des gênes du fonctionnement organique. Le sol
qui lui manque pour y appliquer ses forces, — à
cause de quoi il les disperse et les consume en vain
dans toutes les directions de l'espace, — c'est la
localisation et la détermination de ces impressions
qui le tourmentent au travers d'un voile.
Le rêveur, dont le rêve se prolongerait, se dé-
penserait, — déchargerait à la fin toute sa res-
source mentale dans le t/ide ; rayonnerait toutes
ses possibilités dans ce vide.
LXIX
ANALYSE INTERNE
II y a des objections contre l'analyse interne.
Ces objections peuvent se résumer ainsi ;
2611
TEL QUEL
Les choses perçues <( en moi » ne sont pas fonc-
tions continues de mon attention. Il y a une dis-
continuité, peut-être alternante, et il s'introduit
des figures nouvelles à chaque insistance du re-
gard.
Plus je fixe, plus je déforme ; ou plutôt, plus je
change d'objet.
Passant du vague au net, je ne me borne pas à
changer d'approximation ; je change d'objet.
Préciser une pensée, c'est former une autre
pensée qui peut différer de la première, d'une dif-
férence indéterminée.
De plus, ce passage n'est pas uniforme. Je ne
suis pas certain que, précisant deux fois le même
état initial, j'aboutisse à un même état Nme, ou
du moins j'emprunte le même chemin passant par
cet état Nme.
D'autre part, je ne puis même dire que ces
choses soient fonction de mon attention, ou mon
attention fonction d'elles. Je ne démêle pas nette-
ment la part des choses de celle des forces et de la
durée. Dans les phases de veille, la distinction
semble nette, et cette distinction entre dans l'im-
pression de realité. Au contraire dans les phases
de mélange, (sommeil naissant, etc.), la réciprocité
entre le regard et l'objet, leur équilibre réversible,
semble bien s'installer.
262
'ANALECT'A
LXX
A la place de chaque homme, avec les mcmcs
matériaux de chair et d'esprit, plusieurs « person-
nalités » sont possibles, parfois coexktent, plus ou
moins égales. — Parfois périodiquement.
Les unes plus grossières que les autres — plus
primitives — plus maladroites. Parfois une per-
sonne enfantine redevient dans la peau d'un qua-
dragénaire. On se croit le même. Il n'y a pas de
même.
Nous croyons que nous aurions pu, à partir de
l'enfance, devenir un autre personnage, avoir eu
une autre histoire. — On se voit bien différent.
Mais cette possibilité de groupements de mêmes
éléments de plusieurs manières persiste, — et c'est
une critique-du-temps.
Il n'y a pas de temps perdu, réellement écoulé
tant que ces autres personnes sont possibles.
Et d'ailleurs ma personnalité, — ma fréquence
d'être un tel, avec toute sa variété, est comparable
à un souvenir. Elle peut s'abîmer comme un sou-
venir, et telle autre revenir comme un souvenir.
C'est comme une mémoire de second ordre.
363
TEL QUEL
LXXI
ILLUSION DES SENS
HALLUCINATION
Je demande si on a observé des contre-halluci-
nations... c'est-à-dire des non-perceptions de tel
objet... c'est-à-dire la vision de ce qu'on verrait
si tel objet n'était pas là ?
Et aussi : Y a-t-il des hallucinations dyna-
miques ? quelqu'un a-t-il frappé un coup de poing
dans le vide et ressenti ce qu'il eût ressenti s'il eût
heurté une table ?
LXXII
Le sot est un rudiment. Il montre des lois trop
simples de combinaisons mentales^
264
ANALECTA
L'homme de génie fait pressentir son édifice
extrêmement composé. La simplicité dans les ré-
sultats, leur netteté, leur généralité, demandent
elles-mêmes la collaboration de toute une profon-
deur vivante, et d'un nombre immense d'éléments
indépendants.
Cette complexité agissante et non visible permet
seule à la pensée de ne pas s'égarer à chaque tour-
nant, de se prévoir et d'être tout autre qu'une
réponse instantanée, transformée de la demande
même, et non une réponse de l'objet de la de-
mande.
LXXIII
Les contradictions peuvent passer Inaperçues.
L'homme peut sans même les soupçonner, les
porter en soi, et en croire les termes compatibles ou
indépendants. Mais elles sont, et l'on dirait
qu'elles travaillent d'elles-mêmes.
265
TEL QUEL
LXXIV
AGE DE GLACE
L'âge froid vient, et est contraint de subir ce
qui a été construit, pétri, arrêté, par l'âge de feu,
et de se priver malgré soi de ce qui a été renoncé
volontairement à l'âge de feu. L'homme mûr se
loge dans la coque d'un homme jeune qui a dis-
paru.
Entre les deux âges, une époque de lutte et de
gêne. L'ambition est le sentiment de k prévoyance.
Un peu plus d'argent, un peu plus de puissance,
et les honneurs, pour compenser ce qui s'affaiblit,
ce qui tombe, ce qui s'obscurcit, ce qui s'endort,
ce qui se dessèche *...
I. Comme «e peut-il que l'homm© vi«nii»sant garde îe dSsîr
dont il perd les ressources? — Est-ce le môme d^îsir que le
jeune désir } — L'homme grandit, mrtrit, vieillit disconlinue-
ment. Il ne grnndit, ne mrtril, ne vieillit pas en chaque instant.
Son Jjre réel e«t sfHlionnnire sur cli.iqiie palier, et eon fonclion-
nement est en régime permanent entre deux modincalioiis.
AN A LE C T'A
LXXy
Le cerveau s'imagine soi-même comme un
étrange repli dans l'ctofïe des choses. Il lui faut
être doué de propriétés contradictoires en appa-
rence, comme d'appartenir à la suite et de n'y
point appartenir entièrement. Les mots : « devan-
cer, attendre, prévoir, se préparer à, différer »,
nous sont propres et sans emploi que pour nous.
LXXVI
NÉBULEUSE LAPLACIENNE
Mais quelle rotation a détaché la sensibilité de
l'être ; et la conscience connaissante de la sensibi-
lité ?
Si cette conscience est un édifice dans la sensi-
bilité ?
Quand on s'éveille.
Quand on s'endort.
2^2
TEL QUEL
LXXVII
Pensée est la chose qui est en même temps autre
chose que soi ; et qui l'est toujours.
Et quand elle se pense elle-même, elle ne se
reconnaît pas ; et dit alors quelle se connaît.
Et en effet, si elle essaye de se saisir, elle trouve
du nouveau, et elle appelle se connaître : percevoir
de l'inconnu, du surprenant, du neuf, dans le
connu même, par le connu même, en tant que
connaissance.
Je me connais en tant que j'arrive à m'étonner
moi-même, à me trouver inconnu, à me percevoir
c'est-à-dire à me diviser de moi.
Je ne prends plus une image pour un objet, ni
un pincement secret pour un avertissement mysté-
rieux. Je sens que tout phénomène m'est exté-
rieur ; et le plus profond — peut-être, — le plus
extérieur.
Dans ce monde, la différence de phénomènes
est un phénomène.
2l^
^ANALECTd
LXXVIII
Qu'est-ce qu'un moment — un éclair ? Sinon
précisément ce qui accumulé ne saurait composer
un temps : le contiaire d'une durée^ non son élé-
ment.
LXXIX
ATTENTE ET VALEUR
DE L'INATTENDU
C'est l'imprévu, le discontinu, la forme de réel
et d'être à laquelle on n'aurait jamais pensé, —
qui font le charme et la force de l'observation et
des expériences.
On croyait contempler ou pressentir les solu-
tions possibles, et il y en a une autre...
2S9
TEL QUEL
LXXX
Discussion métaphysique. Si l'espace est fini, si
les figures semblables sont possibles, si etc.
Ces disputes, de plus en plus serrées, ont le pas-
sionnant et les conséquences nulles d'une partie
d'échecs.
A la fin, rien n'est plus — sinon que A est plus
fort joueur que B.
Parfois il en ressort aussi qu'il ne faut pas jouer
tel coup désormais. On se ferait battre.
Ou qu'il faut prendre telle précaution...
LXXXI
PROFONDEUR
Profondes, insignifiantes, et d'autant plus insi-
gnifiantes que plus profondes, ces recherches qui
ne cherchent que leurs limites.
270
AN ALECT'A
Il n'y a que les choses superficielles qui puissent
ne pas être insignifiantes. Ce qui est profond n'a
point de sens ni de conséquence.
La vie n'exige aucune profondeur. Au con-
traire 1
Profond est (par définition) ce qui est éloigné de
la connaissance.
Superficiel, ce qui est conforme à la connais
sancc aisée et rapide.
— L'obscurité est profonde, dit l'Œil.
— Profond est le silence, dit l'Oreille.
Ce qui n'est pas — est le profond de ce qui
est-
Mais, (puisque nous jouons sur ce mot, divi-
sons-le...) distinguons deux profondeurs.
L'une, pour y placer les objets que nous croyons
que notre esprit saisirait par un simple accroisse-
ment de ses puissances connues, — durée d'atten-
tion, — persistance des impressions, — nombre
des actes indépendants ou opérations, ou des don-
nées simultanées, etc.
L'autre, pour domaine et dimension des choses
que nous croyons exister, mais ne pouvoir être
perçues que par une cormaissancc douce de pro-
271
TEL QUEL
priétés non semblables, non homogènes à celles de
la nôtre. Cette profondeur est le lieu d'objets in
connus d'une connaissance inconnue...
LXXXII
Je ne déteste pas ces questions dont l'intérêt est
aussi grand, l'importance aussi faible qu'on le vou-
dra.
Il y a de ces jeux de l'esprit qui l'approfondis-
sent, l'amenuisent, l'apprivoisent à la complica-
tion et aux prolongements des conceptions ; et qui
s'emparent profondément de lui, le tourmentent,
l'enchaînent ; mais n'ayant aucune conséquence
extérieure, aucune importance directe, il s'y peut
livrer librement et en développer les difficultés
symétriquement, et par ordre S
I. Le réel n'a d'importance pour moi que dans la mesure où
il supporte, alimenle, préserve, excite, sécrète le sensible el
l'intelligible, et donc — le non-réel.
272
ANALECTd
LXXXIII
La métaphysique consiste à faire semblant de
penser A tandis que l'on pense B, et que l'on opère
sur B.
Avec les philosophes il ne faut jamais craindre
de ne pas comprendre. Il faut craindre énormé-
ment de comprendre.
Mais il faut chercher à les comprendre, eux.
Quand un philosophe pense à VEtre, il prend
une certaine configuration à demi visible, à demi
cachée. Cette configuration; ne doit point paraître
dans sa pensée.
Croire à X, c'est faire que X ne dépende que de
moi.
Ne pas croire à X, c'est voir que X dépend de
conditions non données ou non réalisées, et aux-
quelles je ne puis ou ne sais suppléer.
273
18
XEL QUEL
LXXXIV,
Le réel ne peut s'exprimer que par l'absurde.
N'est-ce pas toute la mystique et la moitié de la
métaphysique que je viens d'écrire ?
En vérité, qui veut concevoir le moindre phéno-
mène chimique ou physique, s'il s'efforce de ne
pas y introduire ces opérations finies, nettes,
comme de séparer une masse, de discerner le vo-
lume, de la structure ; celle-ci, du poids, etc., de
distinguer le temps, du changement ; la vitesse, de
l'accélération ; le corps, de sa position ; les forces,
de la nature et de la situation, etc. s'il peut encore
concevoir quelque chose, — c'est un rêve qu'il
aborde et explore.
Et pour une certaine division trop fine ou atten-
tion trop poussée, les choses perdent leur sens. On
dépasse un certain « optimum » de la compréhen-
sion, ou de la relation possible entre l'homme et
ses propriétés ; l'homme tel que nous nous sentons
et nous connaissons l'être, ne pourrait plus exis-
ter, être conçu dans ce petit domaine étrange où
pourtant sa vision pénètre. On voit, mais on a
perdu ses notions à la porte. Ce qu'on voit est
indubitable et inconcevable. La partie et le tout ne
communiquent plus.
274
'ANALECT'A
Ceci est général : en logique, au microscope,
dans le rêve, dans la profonde méditation, dans les
états horriblement détaillés de douleur, d'anxiété.
L'optimum ne comporte pas ces « agrandisse-
ments » des durées ni des angles de vue \
LXXXV
RELATION
L'être mystique est transformable directement
en être « immoral ».
L'être moral est défini par l'existence et la pres-
sion d'une règle (quelconque) d'origine étrangère
à lui : — le « devoir » doit être une règle sans
charmes, et qui n'est plus elle-même si on lui en
trouve.
Il lui est essentiel qu'elle soit une gêne et excite
la répugnance ^.
I. L'optimum de la connaissance est sans relation simple avec
1© réel.
3. L'amertume essentielle au devoir. Pas de devoir suave.
Faire bien doit faire du mal.
TEL QUEL
L'être moral se meut comme le chien vient au
fouet. S'il venait en gambadant, ce serait un autre
être, et la moralité ne serait plus en lui. Le dres-
sage ne doit donc pas réussir au point de renverser
les valeurs ; car le comble de dressage ainsi atteint
exclut le mérite. La mauvaise humeur est un ingré-
dient nécessaire du mérite.
Mais un mystique, un être capable d'aller en
chantant aux supplices, est, par là même, tout aussi
capable d'aller au péché le plus noir, le plus déli-
cieux, — avec des larmes trop chaudes. Il est grave
de classer toutes choses selon les sensations qu'elles
donnent. L'un placera Dieu à l'infini, mais l'autre
y mettra autre chose. Ce sera parfois le même, et
le passage de lui à lui, l'afïaire d'un instant.
LXXXVI
MONTRE EN MAIN
Il n'y aurait qu'à attendre pour voir le sceptique
îe changer en croyant ; le croyant en sceptique, le
rlassique en jauve, et réciproquement. Afîaire de
oaticncc.
«2^
'AN ALECT'A
LXXXVII
L'ÊTRE ET LE SAVOIR
« Savoir », ce n'est jamais qu'un degré. — Un
degré pour être.
Il n'est de véritable savoir que celui qui peut se
changer en être et en substance d'être, — c.à.d. en
acte.
Les connaissances les plus vaines sont celles qui
se réduisent en pures paroles et qui ne peuvent sor-
tir de ce cycle verbal.
LXXXVIII
Quelle que soit la valeur, la puissance de péné-
tration d'une explication, c'est encore et encore la
chose à expliquer qui est la plus réelle, — et parmi
sa réalité, figure précisément ce mystère que l'on
a voulu dissiper.
27?
TEL QUEL
LXXXIX
Toute psychologie — en ce qui concerne les
valeurs de l'intellect, — se réduit à ceci :
ce qui me vient à l'esprit ;
ce que je cherche à faire venir à mon esprit ;
ce que je rejette et raye de l'avenir de mon
esprit.
XC
Nous n'en sommes pas encore au moment où
la psychologie peut avoir à faire à la logique. Il
s'en faut ! La logique ne peut jouer qu'à partir du
moment où les définitions sont bien arrêtées, où
elles sont exprimées définitivement en concepts.
Le jeu ne peut commencer qu'après les conven-
tions arrêtées.
l'j^
HN'ALECT'H,
XCI
OBJET DE LA PSYCHOLOGIE
L'objet de la psychologie est de nous donner
une idée toute autre des choses que nous connais-
sons le mieux.
Arriver à s'étonner des habitudes ; à considérer
la surprise comme probable.
Se faire une image des relations d'images ; défi-
nir nos images par des relations...
Se faire du Moi un non-Moi ; et rapporter à un
Moi tout le non-Moi —
Toutes les Danaïdes au travail .1
XCII
îvIONDE PSYCHIQUE
Essaie de concevoir un monde étrange oij l'ap-
proche, la prévision du phénomène, a tous les
279
TEL QUEL
effets du phénomène : — où les hasards redevien-
nent comme mus désormais dans une loi : où
l'improbable devient, par une conséquence de sa
production une seule fois, le probable...
On ne peut se figurer assez nettement le système
psychique, et sa singularité, que par une compa-
raison constante avec le monde de la physique.
J'entends une comparaison fine — c'est-à-dire en
essayant d'adapter par analogie les concepts de la
physique, son langage, et ses analyses aux faits
psychologiques.
Alors, des propositions physiques, les unes sont
affirmées, les autres niées du monde psychique
(mais sous réserve de la possibilité de comparaison,
naturellement).
Surtout, ne pas vouloir que les résultats de ce
rapprochement soient ceux que Ton désire.
Les réactions négatives sont encore plus remar-
quables que les positives \
1. La théorie physique utili(<fe comint fiaclif-
280
AN ALECT A
XCIII
Aujourd'hui, 17 mars 191., je fais profiter un
petit travail poétique de l'excitation provoquée par
un scandale public, par les cris des aboyeurs de
journaux.
Ce virement de crédits nerveux est un fait géné-
ral. Un problème de géométrie profite d'une co-
lère. Un bonheur intellectuel fait que le mendiant
soit bien reçu.
Le reflet énergétique d'une émotion va éclairer
une idée très éloignée. C'est un échange perpétuel,
essentiel.
Mais la dépression se transporte de la même
manière.
Croire à une chose c'est pouvoir ou devoir ajou-
ter à l'idée de cette chose une force, une capacité
de résister et de faire agir, extérieure à cette chose
même. Une énergie d'emprunt ^.
I. La croyance eet un virement.
281
TEL QUEL
XCIV
DURÉE
1. En songeant aux éléments de durée d*un
ouvrage, je retrouve cette pensée : les impressions
et leurs suites ont pour tendance générale de pro-
voquer quelque acte qui les annule : j'ai faim, —
je mange, je n'ai plus faim.
2. Mais pour certaines impressions, l'acte
qu'elles provoquent et qui tend à les annuler, les
renouvelle et les exaspère. Ainsi : je suis gratté, je
me gratte, mais le passage du passif à l'actif n'est
que de rien. Et je suis forcé de me substituer à la
cause de mon prurit. C'est un cercle. Pour cer-
taines autres impressions, il n'y a pas d'acte qui s'y
oppose directement, je n'ai pas de main qui
atteigne au fond de ma gorge, qui puisse déchar-
ger mon estomac, etc. Alors des efforts désordon-
nés, violents, surabondants, ou bien la distraction,
la multiplicité d'autres impressions me soulagent
quand il est possible.
3. Un ouvrage donne une impression. Si elle
est définissable et classable, elle est finie. On s'en
I
282
'ANALECTA
défera par un acte classificateur. Mais s'il faut pour
sa durée, et pour atteindre une certaine intensité
et un certain efîet esthétique, qu'il hante la mé-
moire, qu'il ne soit pas résumable, ni facile à défi-
nir ; qu'il n'y ait pas d'acte qui le satisfasse, —
trouver les conditions de cet ouvrage et les assem-
bler dans le réel, c'est ce qu'on appelle la magie,
la beauté, etc. \
La musique ici est l'exemple typique : obses-
sion '.
4. Il y a un type de durée qui est tel que la
durée soit déterminée par le seul temps de l'acte-
détente ; — un autre qui est de la nature d'un
empêchement : un autre qui est diffusion, nombre
d'événements en tous sens.
xcv
Ni sur la mémoire, ni sur la pesanteur, pas
même d'hypothèses. J'entends : d'hypothèses
I. En somme, les dimeinsiorrs d'un ouvrage doivent être
déterminées par une analyse des conditions de prolongement,
de renforcement et de répétition des impressions.
3. La Musique hante la mémoire, n'est pas résumable, et est
indéfînissable.
283
TEL QUEL
utiles, c'est-à-dire qui suggèrent quelque mode
à' agir sur ces liaisons.
XCVI
Les impressions ou sensations de l'homme prises
telles quelles, n'ont rien d'humain.
Elles sont de l'ordre d'une surprise — d'une
insuffisance de l'humain. Nous pouvons — mais
non toujours — rechercher cette mise en défaut
— rattraper ce qui vient d'être — à l'état informe.
Et ceci est la racine de la mémoire.
Le souvenir est (de ce point de vue primitif)^ un
fait élémentaire qui tend à nous donner le temps
d'organisation qui nous a manqué d'abord. Ce
temps est celui que j'appelle de seconde espèce. La
durée (perçue) est l'efîort qu'il faudrait faire pour
maintenir à l'état réversible, en état d'équilibre, le
système formé de demandes extérieures et de ré-
ponses exactes.
Durée d'un phénomène — grandeur qui mesure
intensivement et inutilement l'ensemble des modi-
fications quelconques qui conservent un phéno-
mène.
ANALECTA
XCVII
PENSÉE ÉCHAPPÉE
Ce n'est pas la mémoire qu'il faut accuser.
C'est le chemin qu'on a perdu sans l'avoir pour-
tant quitté. Mais il a fait tant de tours et s'est re-
coupé tant de fois ! La pensée qu'on a égarée
existe, — elle est LA. Mais ce monument qui est à
cent pas de toi, est environné de rues où tu te
perds.
XCVIII
MÉMOIRE
Un jour, je me suis défini la mémoire de la
manière suivante : A est un souvenir si à partir de
l'impulsion ou excitation E, A se produit au bout
d'un temps T. Ce temps spécifique définit la mé-
moire. Définition arbitraire, difficile à justifier. —
285
TEL QUEL
Mais si l'on accorde que tout souvenir a une cause
— une excitation-cause^ et que nulle excitation ne
peut ni agir instantanément, ni se conserver indé-
finiment, on voit que cette définition est digne de
considération. Elle se réduit, au fond, à accentuer
le caractère réflexe du souvenir. Il s'agirait d'avoir
une autre condition pour recouper celle-ci, pour
séparer le souvenir des autres réflexes. Ou bien
établir que précisément le temps qu'exige un sou-
venir est caractéristique, (lui et ses multiples),
de la mémoire, et la sépare nettement d'autres
réactions. Mais ce serait un cercle, puisque
cette démonstration impliquerait la définition
cherchée.
Dire : toute réponse qui se dessine aux temps
T, 2 T... après l'excitation, est un phénomène
applicable au passé, semblable (géom.) à un phé-
nomène passé, explicable par une opération impli-
quant autre chose que ce qui est et qui met en série
ce qui est après ce qui fut ^.
I. En iomme, mon intenHon était la suivante : arriver à éta-
blir les propositions ci-n|)rès :
a) au temps do réarlion psychologique le plus bref corres-
pond l« fait de conscience le plus simple, qui eet pure rMlilu-
tion ou répétition, — un souvenir.
b) ce temps est un quantum caractéristique.
286
^AUALECZ'A
XCIX
DES SONS ET DES ODEURS
Les enchaînements. On ne peut, et donc on ne
sait enchaîner les parfums. Si on le pouvait et
savait, quelle musique !
Pour l'ouïe la variation est perçue — et il y a
enchaînements, prolongement possible, musique.
Comment se peut-il ?
Une succession d'odeurs ne donne qu'une pure
succession d'idées (au plus). Mais une succession
de sons peut définir un être nouveau, parce qu'elle
peut correspondre à un acte complexe.
Un son isolé est plus nul (en général), qu'une
odeur isolée.
c
Les odeurs s'ignorent entr'elles.
287
TEL QUEL
CI
FUTUR INTÉRIEUR
Dois-je attaquer ou attendre ? Fuir ou tenir ?
Dois-je rire ou me fâcher ?
La réponse est fournie par la structure de mon
futur intérieur. Suivant que je pénètre et que je
distingue plus ou moins loin en moi-même, je rirai
ou me fâcherai.
Cil
La moitié d'une pensée n'est pas une pensée,
mais elle peut être perçue. Une pensée est un quan-
tum indivisible. La fonction perçue est perçue, —
précisément en tant que pensée, sans confusion
avec l'objet de la pensée comme il arrive générale-
ment des pensées entières \
I. Qui pense, confond néoossairem«nt.
Qui ne confond pas, — perçoit la pensée du pensant.
288
'ANALECTA
La pensée utile exige une confusion de son objet
et de l'acte « cérébral » qu'elle est. Mais sa rupture
par un incident rend cet acte plus sensible que son
objets
cm
Prévoir, c'est voir des images que l'on affecte du
signe Avenir. Il y a donc des signes (Passé, Ave-
nir) pour affecter les images. Le signe « avenir »
nie d'une image qu'elle reproduise le passé ;
qu'elle soit conforme au présent et qu'elle soit sans
rapport avec le réel. Alors, le seul rapport sera de
pouvoir être \
Le mot que je vais dire et que je prévois,
grande probabilité. Il ^ a donc des aires de prc-
I. L'avenir considéré comme notatioft.
a. Probabilité qui dépend €ll«-mêm« d« la diirfe probable d*
l'lat«iy^l$ ealre la prévision et l'événemeut.
289
V. 1»
fTEL QUEL
CIV
tyC langage sert aisément à mettre devant la
pensée un verre très grossissant, qui la projette aux
yeux étrangers comme monstrueuse et dilatée,
quand elle-même n'était pour elle-même qu'un
peu d'agitation locale. Mais celui qui n'a pas le
don littéraire exprime par contre en très petit ses
plus grandes émotions et ne peut émettre que des
épithètes sans force. C'est le verre diminuant.
cy
DOUTE
Voici un bel intitulé de chapitre : du nombre
des choses que nous n'avons pas encore songé à
mettre en doute.
Mais à propos de doute, ce grave sujet d'anciçns
débats un peu évaporés, il n'est pas de philosophe
récent qui ait songé à le transformer plus profon-
ogo
dément que l'a fait Descartes, en le constituant sur
l'idée et la présence de la diversité mentale. Le
doute revient alors au sentiment des variations et
en particulier à l'admissibilité de tels postulats.
Attacher à tout jugement sa vraie nature psy-
chologique et donc le groupe entier des possibles...
CVI
Les choses les plus tragiques ne sont pas les
choses les plus sérieuses. Même elles sont à l'anti-
pode de celles-ci.
La mort enlève tout sérieux à la vie. — C'est
pourquoi les religions ont cru devoir faire de la
mort une espèce d'acte, quelque chose comme un
mariage ou un examen ; et ont ajouté une vie fidu-
ciaire subséquente à la vie, précisément pour faire
à la mort un rôle positif dans les considérations de
vie, et faire de la vie une fonction de variable
complexe, — et donner enfin à la mort valeur
actuelle, exactement comme une créance à valeur
actuelle et négociable \
I. Le suicide, suppression du possible, — du crédit d« l'ave-
nir. Or ce crédit, oe capital d» pos«ibl«, e«t l'unique fondenoent
ou argument du sérieux d« la vie.
291
TEL QUEL
CVII
GÉOMÈTRE
Tandis que tel insecte est merveilleusement
outillé pour jouer de la tarière, pour filer ses filets
de soie, ou pour maçonner de cire son. espace
polyédrique, — ce très gros insecte l'est pour la
logique, et dévide sans jamais s'embrouiller ni
rompre son fil une chaîne de conséquences infinies.
CVIII
Un espace n*est pas un ensemble de points. Cela
est enfantin.
Il est une unité comme le point en est une.
C'est un point généralisé.
C'est la chose réciproque d'un point.
292
fANALECT A
CIX
L'espace est un corps imaginaire comme le
temps un mouvement fictif.
Dire : « dans l'espace », « l'espace est empli
de », — c'est définir un corps.
ex
Il n*est pas de proposition, il n'est pas de des-
cription, pas de raisonnement dans lesquels les
mots de temps et d'espace ne puissent être avanta-
geusement remplacés par d'autres termes chaque
fois plus particuliers *.
Temps, espace, infini sont mots incommodes.
Toute proposition qui se précise les aban-
donne.
I.- Querelle de mois
293
ÇTEL QUEL
CXI
ANTHROPOMORPHISME
Si un fil était parfaitement homogène, quelle
que fût sa minceur, quelque poids que l'on y sus-
pende, quelque secousse il vienne à subir, il ne
saurait se rompre, — ' il ne saurait où se rompre.
CXII
La liberté suppose que quelqu'un mis exacte-
ment à ma place ferait autre chose que moi. Mais
qui définira cette place ?,
CXIÏI
Le sentiment d'être libre peut faire partie d*un
être nécessaire, et être un moment d'un fonction-
294
^AN ALECT A
ncment régulier, comme le sentiment de voir, de
marcher fait partie d'un état de sommeil (à titre de
rêve).
C'est insérer plusieurs « mondes » à certains
points d'un monde unique et monodrome.
CXIV
Ma liberté est de ne pas savoir d'où viennent
mes idées, c'est-à-dire de n'avoir pas une idée qui
commande et assigne toutes mes autres, leurs re-
tours, leurs amourCfl
cxv
PROBLÈME INSOLUBLE
Si deux Hommes aimaient précisément les
mêmes choses (et rien qu'elles), auraient-ils néces-
sairement les mêmes répulsions ?.
2Q5
[TEL QVEL
CXVI
IMAGE DE LA LIBERTÉ
Je ne sais plus où j'ai représenté le « problème
de la liberté » par cette image : qu'on se figure
deux mondes identiques. On remarque sur cha-
cun d'eux un certain homme, le même agissant
mêmement.
Tout à coup, l'un des deux agit autrement que
l'autre.
Ils deviennent discernables.
Tel est le problème de la liberté.
J'ajoute aujourd'hui ceci : on peut représenter
la nécessité par l'identité de deux systèmes.
Dire qu'une conséquence est nécessaire, c'est
dire que deux systèmes identiques en A. B. C.
seront identiques en D.
^9?
14N ALECT A
CXVII
Le crime comme soulagement ef, en somme,
— moralisation — exorcisation du criminel —
(lequel était auparavant peut-être, bien plus crimi-
nel, lourd et horrible de la chose devant être
faite...)
cxvni
Une idée très compliquée est plus légitime
qu'une simple, car les choses sont aussi compli-
quées qu'on le voudra, et si tu veux représenter du
plus près les choses, tu seras d'autant plus compli-
qué.
Mais une idée très compliquée est très rare ;
antipathique à l'esprit, et au langage. On peut la
rejoindre, mais il sera impossible de la saisir entiè-
rement, de la conserver et retrouver aisément, de
s'en servir. Le sens de Vuùle a donc fait la bonne
réputation du simple.
m
TEL QUEL
CXIX
Les pensées que l'on garde pour soi, se perdent ;
l'oubli fait voir que soi, que moi, ce n'est per-
sonne^
cxx
Pas de révolution plus profonde que celle qui
remplacera l'ancien langage et les anciennes idées
vagues par un langage et des idées nets.
Mais peut-être le vague est indestructible, son
existence nécessaire au fonctionnement psy-
chique *,
I. Car r«sprit se meut dam le vague, du vague au précis.
298
cxxi
OPINIONS PENSÉE PARTIELLE
La partie de nos pensées qui est provisoire, inc-
tudiee, simpliste, résultant de la date, de la mode,
de la classe de l'interlocuteur présent, du décor...
de tout, excepté de la chose même qu'elle semble
viser, c'est l'opinion.
Lorsque l'homme est suffisamment et solide-
ment sot, lorsqu'il ne se doute même pas des diffé-
rences de valeurs logiques, qu'il ne sent pas
l'escamotage des objections, qu'il confond des
impressions primitives, naïves, avec l'authenticité,
etc. l'opinion en lui se baptise conviction.
Mais je veux dire encore un mot de l'opinion.
Pourquoi telle opinion, non telle autre ?
Ici, la coutume est d'invoquer le sentiment.
Sensibilités différentes, donc — etc. Voir Pascal.
Le pauvre raisonnement va se réduire à le céder
au sentiment.
Voici un autre point de vue :
Il s'agissait d'abaisser le raisonnement. Et ce
qui abaisse le raisonnement ce ne peut être que... ?
— On ne risque rien de l'appeler sentiment i
299
TEL QUEL
L'autre point de vue — dit :
Vous pensez de telle sorte, non de telle autre ;
ce peut être par ce que la puissance de presser vos
pensées, de les faire tendre à une figure précise, s'est
arrêtée à tel point. Si vous ne savez les attaquer,
les presser, les traduire, et les retraduire, — vous
demeurez à tel état. — Ou si le temps, le goût
vous a manqué, attendez encore un peu. Telle
pensée qui a dormi vingt ans s'éveille, trouve en
moi un nouveau maître qui la rudoie et la
change...
Et l'opinion sur tel objet dépend donc aussi de
cette puissance formelle, des adversaires intérieurs
suscités, — du travail interne, — du sommeil et
du réveil...
Et fort peu de l'objet même.
Si tout raisonnement se réduit à céder au senti-
ment S c'est celui qui cède qu'il faut plaindre-
Mais ce n'est pas le raisonnement qui cède. C'est
moi. — Qui, Moi ? — Celui qui agit. Car l'autre
est variation illimitée ; il reviendra sur son senti-
ment ; il se reprendra au raisonnement. Et ainsi
de suite...
I. C'est là un« idée de Pylliie, l'idole ôe> l'oracl*. Le BpOll*
tané, l'irrëdéchi plus précieux, plus digne de foi que le rén('chi.
300
SUITE
AQNPSIE DESIRABLE
Le grand malheur de l'homme est de n'avoir
pas un organe, une sorte de paupière ou de frein,
pour masquer ou bloquer à son gré une pensée ;
ou toute pensée. Les conséquences seraient étranges.
Mais au contraire, tels que nous sommes, nous
pensons d'autant plus que nous voulons ne pas
penser, et plus nous le voulons, plus... etc.
J'ai observé sur moi-même l'ébauche de cette
faculté fantastique d'inhibition. J'ai cherché d'abo-
lir directement une certaine pensée. Mais rien de
plus limité que les effets de la volonté intérieure.
Plus l'on s'éloigne du domaine où l'action des
muscles striés s'exerce directement, ou indirecte-
ment ^ — plus s'affaiblit le pouvoir volontaire.
L'impossibilité de supporter une idée, — une
I. Iadir«cUaaeat dans l'atteation.
303
TEL QUEL
simple idée ; — l'impossibilité de la chasser —
celle de la comparer — c'est seulement en de tels
effets que se marque l'action du sentiment sur les
idées, contre les idées, pour les idées...
i^
ODEUR
histable est la sensation de l'odorat.
La perception d'une odeur est le commence-
ment d'une connaissance qui n'arrive jamais à
s'achever.
C'est une sensation purement initiale.
Quelque chose a l'odeur pour signe, et cette
chose ne peut se voir.
L'objet odorant autour duquel se distribue
l'émanation n'est que le théâtre de l'activité.
Cette activité m'est cachée et j'ai beau étudier le
corps, le fragment d'ambre, la goutte de sulfure
de carbone, je ne vois pas ce qui travaille et vient
m'impressionner sous les espèces de l'odeur.
Cette odeur d'anis que je déteste, il y a si long-
304
I
SUITE
temps que je ne l'ai perçue que je commence à
V imaginer, à la retrouver avec curiosité dans une
aspiration voulue, apprenant à Vaimer indirecte-
ment comme souvenir et danger sans danger,
puisqu'elle est absente.
Aimer, serait-ce d'abord jouer en toute sécurité,
s'adapter avec, de façon purement libre, légère et
intérieure — apprivoiser, et finalement être appri-
voisé ?,
SYMETRIE
Il y a une sorte de réciprocité entre le besoin et
l'objet, (ou l'image de l'objet), qui le satisfera.
Je ne pense pas à boire : mais ce verre à ma
portée me donne soif.
J'ai soif, et j'imagine le verre d'eau délicieux.
Ces phénomènes sont symétriquçs, — à la dif-
férence près qu'il y a entre une chose et son image.
^
m
20
TEL QUEL
AMOUR
Ce n'est pas la femme, c'est le sexe. Ce n'est
pas le sexe, c'est l'instant, — la folie de le diviser,
l'instant, — ou celle d'atteindre... quoi ?
Ce n'est pas le plaisir, c'est le mouvement qu'il
imprime, c'est le changement qu'il demande, har-
cèle ; et lequel atteint, la machine de la crise
s'écrase sur un seuil éblouissant et infranchissable ;
et l'être retombe, brisé, rompu, couronné d'une
jouissance, liquéfié, achevé, béat... Mais la volupté
cache sa défaite.
Il était parti pour franchir... et il est vaincu,
consolé, inondé de volupté. Il n'a fait que jouir. Il
n'a fait qu'engendrer. Mais quel but était celui de
son être ? Quel extrême ? quel suicide ?
Qui déchiffrera l'énigme de cette folie ? Une
telle furie n'était pas nécessaire à la propagation
d'une espèce.
L'Amour a cet étrange caractère — d'avoir
pour objet... une interruption.,
SUITE
AMOR
Aimer : disposer intérieurement — donc entiè-
rement — de quelqu'un pour satisfaire un besoin
imaginaire, — et par conséquence, pour exciter un
besoin généralisé.
Tout l'être peu à peu s'intéresse à l'image qui
appelle tout l'être au secours de son insuffisance.
Aimer — être troublé par l'idée d'une possibi-
lité ; et ce possible se faisant besoin, soif impé-
rieuse, obsession.
^
AMOR SIMPLE ET COMPLEXE
Compare la bizarrerie et la complication des
appareils génitaux avec la simplicité de la notion
de l'amour ; la bizarrerie et la complication de la
structure cérébrale avec l'idée simple de pensée,
d'âme, d'esprit.
Il ne serait pas possible « d'aimer » ce que l'on
connaîtrait complètement.
307
TEL QUEL
L'amour s'adresse à ce qui est caché dans son
objet.
L'amoureux pressent le nouveau : il réfléchit de
nouveau sur toute chose.
Les sensations propres de l'amour sont en de-
hors des lois de l'accoutumance. Elles ne peuvent
jamais passer à l'inaperçu.
Ce qui est « aimé » est, par définition, en
quelque manière inconnu. Je t'aime, donc je ne te
sais pas. Donc je te bâtis, je te fais ; et tu te défais.
Je te fais ma demeure, ma toile, mon nid, un tissu
d'images pour y vivre, pour y cacher ce que je
crois avoir trouvé, pour me cacher de moi.
Finalement, pour me cacher... en moi.
Toutes les délicatesses de l'amour perfectionné,
spiritualisé, tendent à l'adaptation de plus en plus
étroite de cette image cachée à l'idée difïuse du
sujet lui-même. D'approximations en approxima-
tions, l'idéalisation dans ce domaine peut produire
Tonanismc et l'homosexualité (quoiqu'elle ne soit
pas leur seule origine). A la limite, l'étrange idée
d'être au plus près de soi-même, d'être le Même et
Y Autre..,
La quantité de tendresse à ressentir, à exprimer
en un jour, est limitée.
308
SUITE
Il y a une sécheresse, une liberté ; et une joie de
sécheresse et de hberté, qui, dans les phases les
plus tendres, parfois paraissent, choquent — ré-
jouissent le démon qui est dans l'amant.
La valeur vraie (c'est-à-dire utilisable) de
l'amour est dans l'accroissement de vitalité géné-
rale qu'il peut donner à quelqu'un.
Tout amour qui ne dégage pas cette énergie est
mauvais.
L'indication est d'utiliser ce ferment sexuel à
d'autres fins. Ce qui croyait n'avoir à faire que des
hommes tourné à faire des actes, des œuvres ^
Argument à l'appui : l'amour humain est un
développement inexpliqué de l'ardeur périodique
animale.
La faim et la soif n'ont point dégénéré en « sen-
timents » et en idolâtries. Pourquoi ? Mais le rut
devint demi-dieu... Peut-être même — Dieu ?
L'homme a mis Y âme dans le jeu de la fonction.
Comme l'enfant est contenu dans l'homme ?
r. La « production » dérivée do la « reproduction bj
TEL QUEL
Comme l'enfant est contenu dans l'homme, et
comme l'homme l'est dans l'enfant ?
Il y a plus d'enfant dans l'homme que d'homme
dans l'enfant. Ce qui se voit par l'amour, où tant
àt puérilité paraît, compense la brutalité essen-
tielle.
On peut juger les hommes à la quantité de
sérieux qu'ils montrent dans l'acte de manger.
Plus animaux ils sont, plus ils sont sérieux. Ils
mastiquent.
AUTRES
L'inattention de l'adversaire éveille et enivre
mon attention.
La haine des autres est chose beaucoup plus
claire que l'amour de soi.
3^0
SUITE
RIRE AMER
L'élément de « joie » qui est dans le rire, dans
le rire amer passe au conditionnel.
C'est une complication du rire. Et contact entre
des expressions contradictoires. Elles se modifient,
s'altèrent l'une l'autre. Ainsi dit-on : Nord-Ouest.
L'exact s'exprime par deux inexacts qui l'enca-
drent et s'excluent.
^
Ce simple et naturel désir de vouloir obtenir les
avantages sans avoir les inconvénients, donne la
loi de mouvement de bien des choses \
Sensibilité essentielle.
Le plus grand problème, Tunique, est celui de
la sensibilité. Nous la connaissons sous trois
aspects.
I. Ne pas vouloir payer.
3ir
TEL QUEL
Par nous-mêmes ; opposés aux choses ; au non
moi.
Par observation des autres vivants — (anesthé-
sie, etc.)
Par analyse des appareils — description. La sen-
sibilité est d'autre part, variation. Elle crée le pré-
sent, — l'éternel présent — l'instabilité constante.
^
Qui dit sensibilité, dit modification passagère
d'un système qui transmet à d'autres systèmes sa
modification, et revient à son premier état.
En d'autres mots, la sensibilité est toujours un
moyen, une propriété essentiellement transitive ;
elle implique autre chose ; elle n'est pas isolable ;
elle est finie. — Il y a quelque chose avant elle et
quelque chose après elle.
On peut dire le même de la connaissance.
Sentir — transmettre ?... ou dissiper ? — Mal
transmettre — de sorte que ce qui nous constitue
en apparence, — notre essence apparente — serait
le déchet, le mauvais fonctionnement, la perte en
cours de route * ?
I. Une machine parfailo est silencieuse. Un animal parfait,
parraitemeiit adapté, parfaite harmonie, n'aurait conscience ni
pensée
SUITE
Cet incident a jeté dans la transaction générale
et l'équation des choses, — {les i?idividus — des
croyances qu'on est soi — qu'on existe, préexiste
et subsiste, — qu'on est but, terme final, — et
vivante opposition à la transmission pure \
Peut-être que nous transmettons par là, à un
autre système, quelque chose...
^
La sensibilité peut se comparer au spectre. —
Au milieu du spectre, la sensibilité se réfère au
« monde » — elle se confond avec lui, ou forme
une image i?î sensible, objective... Vers les deux
extrémités, elle donne des ultra-mondes et des
infra-mondes ; plaisir, douleur, — singularités,
phénomènes tout isolés, qui ne se raccordent pas à
l'image d'univers, à la grande machine des choses
qui agissent et réagissent les unes sur les autres
comme si le moi n'existait pas ^.
Problème : Est-il possible de concevoir une re-
présentation d univers dans laquelle les perceptions
d'objets sensibles, les « choses », et les sensations
I. Nous ne voulons pas, nous ne savons pas être de purs el
simples intermédiaires.
î. Il y a une sensibilité qui fait parti© du fonctionnement de
régime des êlres ; et une autre qui réeulle du trouble de ce
régime.
TEL QUEL
isolées — plaisir, douleur, — figureraient simulta-
nément ?,
La sensibilité est discontinuité. Elle est faite
d'instants ou éléments isolés les uns des autres et
sans lien concevable ni perceptible. Elle est toute
en chaque fois — attachée à sa propre production,
— toujours efïet et dépendance, toujours traduc-
tion, intermédiaire ; mais singularité, origine, et
même origine absolue. Je suis contraint de l'expri-
mer par cette contradiction.
Quelque chose en nous n'est pas assez « forte »
pour continuer l'image du monde vers Plaisir ou
vers Douleur. L'image se trouble vers les bords. Si
je me brûle, je hurle, et je ne sais pas annexer cette
sensation au monde déjà fabriqué.
Le spectateur n'existe stable qu'entre des limites.
Il est détruit, désagrégé, dissous... au delà et en
deçà \
Aux approches de ces bornes, — plaisir et dou-
leur, — il y a un dédoublement. — Le connaître
I. Le domaine du speclaleur est borné de toutes parts, enve-
loppé par le domaine du patient.
SUITE
se mélange d'être ; ou plutôt le connaître se divise.
— Il n'est plus d'un seul tenant.
Douleur et plaisir sont sensations isolées, comme
des îles d'existence séparées du continent du
monde objectif.
Mais ce monde est donc une partie de quel
monde ^ ij
3ÎC
UNIVERS NERVEUX
La Réalité commune est un cas particulier de
V univers nerveux ; ou plutôt — un état, un mo-
ment, une fréquence, un régime, un système de
valeurs...
Une partie du système nerveux est vouée à l'illi-
mité. Horreur, douleur, anxiété, nausée infinie,
désirs.
S'il y avait un art de la médecine, cet art serait
de jouer au plus fin avec ce système étrange.
•
I. Le monde objectif est partie du monde.
TEL QUEL
Passer entre l'excitation et la réponse, ou entre
deux réflexes.
Tromper ce trompeur, dont le cerveau, son fils,
a fini par se dégoûter, se séparer à demi. Quelle
situation ! Mythe et drame possibles !... Le cerveau
loyal, nu, pas profond, toujours trompé par la
clarté^ cocufié, — enchaîné à ce serpent ou femme
nerveuse, qui en sait plus que lui, moins que lui
— chacun d'eux y voyant dans un monde inconnu
de l'autre, réagissant à sa mode ; l'un et l'autre se
jouant les plus mauvais tours, nécessairement ; et
pourtant se continuant l'un l'autre, s'alimentant,
s'aidant et s'entretenant...
Adam, et Eve, et le Serpent.
Ménage à trois du cerveau, du sympathique et
du vague,
35c
ANALOGIE
Le voleur est un comédien. Fait comme si la
chose lui appartenait.
316
SUITE
ÎŒGARI>
Les yeux de chaque homme nous parlent de la
curiosité qu'il a.
Leur mobilité. — L'œil est organe de la vision,
mais le regard est acte de prévision, et il est com-
mandé par ce qui doii être vu, t/eut être vu, et les
négations correspondantes. Ces verbes sont le futur
psychologique.
La variation du regard en direction, en vitesse,
en durée, dépend ou de ce qui frappe et tire l'œil,
ou d'un souvenir, ou d'une attente.
TÎr
... La grande caractéristique de l'homme de ne
pas être à ce qu'il fait, — s'en ennuyer ; — pou-
voir agir en pleine absence, sans aiguillon ; et par-
fois merveilleusement mieux que s'il prenait sin-
cère part à ce qu'il fait.
Le plus fort ou le plus faible est celui qui se
retire le plus profondément et qui s'éloigne le plus
également de toutes choses.
Qui peut se flatter de n'obéir qu'à des impul-
TEL QUEL
sions connues, — connaissablcs ; de ne vouloir
véritablement que ce qu'il veut ?
Ce qui veut en moi ne m'cst-il pas profondé-
ment étranger ?,
L'Homme et le Monsieur. Fable.
La moralité tombe devant la clarté comme le
vêtement dans un pays de soleil.
Il y a des vêtements psychologiques. Le mon-
sieur n'est qu'accidentellement un homme.
L'homme cache dans des étoffes tout ce qui em-
pêche d'être un monsieur. Il n'y a pas de juge, de
prêtre, de savant, de propriétaire tout nus. Il n'y
aurait pas de mariage.
Il faut un certain mystère et un certain double
dans la conscience pour que la morale existe. Je ne
dis pas la moralité pour les autres, que la moindre
analyse justifie très bien. Celle pour soi \
Entre le Monsieur et V Homme, il y a des
degrés : L'homme mal vêtu, l'homme à demi-
vêtu ; en chemise ; en haillons ; en costume de
bain. Mais au-dessus du Monsieur, les humains qui
portent la toge, la simarre, la chape, les plaques et
les plumes. A chacun de ces degrés correspondent
un langage, des tours, des réactions, des licences,
I. Point de morale «ans quelque mystère.
a?8
SUITE
et des interdictions, — des impulsions, — et
même un courage ou une timidité, — et même
une réceptivité et une résistance physiologiques...
L'homme ne s'est élevé qu'en se déguisant.
Un lion rasé et rose ; un aigle déplumé — sont
dégoûtants à imaginer.
La mauvaise renommée du porc domestique lui
vient sans doute d'être couleur de chair. Car il
n'est plus sale ni plus lubrique que tout ce qui vit
et se reproduit.
La franchise est de se conduire et de s'exprimer
comme si les autres n'avaient point de nerfs.
Peu de franchise chez les êtres trop sensibles qui
souffrent dans la peau des autres.
TÎr
Les choses se font toutes seules. Les hommes
jouent la comédie de les accomplir. Ils font les
gestes ; mais les crimes, les œuvres, les amours se
dessinent d'eux-mêmes et tissent quelque toile où
nous sommes empêtrés, faisant figure d'y travail-
ler ; nous serions bien en peine d'engendrer l'acte
le plus simple à partir de nous seuls qui ne sommes
rien. J'ai dit : l'acte le plus simple, et cela prouve
TEL QUEL
le reste, car il n'est rien de simple ; et de juger un
acte simple ou plus simple, cela prouve qu'on est
étranger à son acte.
Les vraies unités ne sont pas les hommes ; les
vrais acteurs, les vrais auteurs n'ont pas figure
humaine. Tout s'agit entre des êtres qui ne se peu-
vent imaginer \
L'homme n'est donc peut-être pas V unité, Télé-
ment à choisir pour raisonner à fond des choses...
humaines.
La moralité accomplie est une activité inférieure
de l'être. En effet, on peut lui substituer une orga-
nisation définie, un automatisme impeccable *.
Il en est de même de la logique, pour la même
raison. On peut considérer, d'un côté, tout ce qui
peut se transformer en machinerie ; de l'autre, ce
qui est transcendant à toute machinerie. Cette der-
nière catégorie est la part du hasard ; c'est ce qui
demande collaboration de tout le système.
Et ceci donne :
I. Définition de l'automatisme — le partiel,
local ;
1. Par exemple, quand nous disons : le système nerveux, on
bien : le mHieu extérieur, ou bien : la pcns6e, ou bien : le
r6el, — nous renonçons à prendre l'homme pour élément de
nos réflexions.
2. L'être moralisé, achevé, et l'ôlre qui raisonne en touU"
rigueur sont mécani«mes l'un et l'autre.
.^20
SUITE
2. Définition du hasard -— ce qui requiert le
tout.
Je suis honnête homme, n'ayant jamais assas-
siné, jamais volé, ni violé que dans mon imagina-
tion.
Je ne serais pas honnête homme sans ces crimes.
L'État, ce Mot. •
L'homme parle :
Il ne faut pas que le loup mange le mouton.
Cela est immoral... Car c'est MOI qui dois man-
ger le mouton.
Il ne faut pas que l'ivraie étoufïe le bon fro-
ment. Car c'est Moi qui dois broyer le bon grain.
Ainsi parle l'homme. Mais, plus haut encore,
ainsi parle l'ETAT.
Faire la Table des désirs idiots de l'homme, —
pour montrer que tous ces désirs forment la
contr'épreuve de sa nature, se déduisent de la ren-
contre ou du choc de X et de la « réalité » ; et que
même les dieux désirés, ou craints, ou conçus, sont
terriblement bornés à être seulement ce que
321
21
TEL QUEL
l'homme ne peut être, (au lieu d'cttè tiitrUllkUsc-
ment étrangers à l'homme).
Connaître l'avenir.
Etre immortel.
Agir par la seule pensée.
N'être que plaisir perpétuel*
Impassible, incorruptible, ubique.
Vaincre, conquérir, posséder.
Etre adoré, admiré.
Ensemble d'impossibilités ou d'improbabilités.
Construction naïve, (par négation), de toutes les
perfections du diîu \.
Une févolutiôrt fait en detix jours l^ôUVfâge de
cent ans, et perd en deux ans l'cieUvfe de cinq
sîécleé..
îî faut piétinei- ensuite, et même faire pife, poiit
se raccorder à la courbe d'évolution.
Une révolution est produite pât la seAsàtion de
lenteur d'une évolution. Si les choses changent
assez vite, pas de révolution.
Po\ir faire rtiàrChet les hommes ou les faire tenir
T. Faire quelque cho^e de rien ; et sui lout : Tout savoir,
(upiciue noo-MûSl
322
SUITE
tranquille^, il fâlit oti les exciter, oti lèà faisciher, ou
ks efïi-siyèr. Lé désir ; la suggestion ; la menace,
et leurs coittlbinaisons. On peut représenter céS
trois modes par trois musiques. La menace la plus
gravé est là plue indéterminée : celle qui ouvre les
portés sUr l'obsetir ; et l'obsciir a toutes les dimcii-
sions, contient toutes les hypothèses Monstrueuses.
Cette nléfiàee attaqué lé fond du fond et Semble a
peiné commencer aux limites extrêmes de Pâmé.
L'amour est le type des grands excitants. Il
faut y prendre son modèle, les lois de croissance
des impressions.-;, été;
Quant à la fascination, la stupeur créée, —
comme la longue station dans un paysage éclairé
par la lune, et ce calme vous entourant de bande-
lettes, — l'attente indéfinie, — tout l'être deve-
nant un sens passif, iiiï œil qui ne voit plus qu'une
chose, une oreille qui suit, précède, obéit, — obéit
en devançant — et tout l'être devenant inhabité
par soi-même, désert comme ce lieii lunaire, prêt
à féééVoir Mé volonté éti-angèi-e.
Sentiments chassés de l'esprit.
Utï temps peut venir où ce qui aura été piidetir,
honte, regret, remords, etc., chez l'homme d'hief
et d'aujourd'hui, seront réduits à leurs rudiments
TEL QUEL
réflexes et devenus incapables d'importance psy-
chologique — incapables de soutenir l'examen et
la conscience ; — mais curiosités fonctionnelles,
survivances dont on connaît bien la naïve machine.
L'homme incrédule quant à ses sentiments, et
sans illusion sur son moi ; qui se regarderait rougir
comme il regarderait un réactif colorer une solu-
tion, — ce sage — il devra donc subir sa vie
comme une étrange nécessité — aimer, soufîrir,
pâtir, vouloir, — comme on accueille les jours et
les fluctuations du temps.
Cynique — sceptique — stoïque ?.
DEVOIRS
De l'Inconscient.
Garder la liberté de son esprit dans certaines
occasions est considéré comme un crime.
Même par soi-même. Sois ému.
Il y a donc des devoirs pour la sensibilité comme
il en est pour l'action.
Il en est même pour la mémoire. Mémento
mari, etc.
A tous ces devoirs correspondent autant de fein-
324
SVITE
tises, sans lesquelles les individus n'auraient point
de traditions ni de compréhension, ajjectives.
Tout enthousiaste contient un faux enthou-
siaste ; tout amoureux contient un feint amou-
reux ; tout homme de génie contient un faux
homme de génie ; et en général, tout écart con-
tient sa simulation, car il faut assurer la continuité
de personnage non seulement à l'égard des tiers,
mais de soi-même.
La rigueur de l'esprit est une espèce de morale
qui n'est pas favorable à l'autre morale. Aucune
morale de pure, voilà ce qu'enseigne celle-là.
Il ne faut pas croire que l'on surmonte quoi que
ce soit a priori.
Il est vain de condamner le mal que l'on n'a pas
fait.
C'est en parler comme l'aveugle des couleurs.
Le pur qui parle du mal ne sait pas trop ce qu*''
dit. Le juste fait rire l'infâme.
325
TEL QUEL
Ni morale ni de mqralistcs sans une certaine
organisation réflexe qui termine et domine l'intel-
lect. Il faut que la pudeur, la honte, l'indignation,
l'euphorie des idéaux, la sensation du juste et de
l'injuste, soient des seuils infranchissables à la
pensée.
Ces sensations §opt le propre de l'homme moral.
Si l'on supprime ou que l'on néglige ces bizarres
productions de la sensibilité, la rnorale qui est l'art
d'en jouir, de les composer, de les opposer, de les
rendre plus aiguës, plus fines, plus pures ; qui n'en
finit plus de les discriminer, de les irriter, de faire
se§ bpuqiîets dp vertus et dp vices, se perd..
Le moraliste s'arrête dans ses réflexions dès qu'il
obtienf: de soi la jouissance physiqtie cje louer ou
de condamner, de mépriser, de maudire, de se
réconcilier, de juger. S'il allait plus avant, il ces-
serait de l'être, changerait de métier.
Mais il s'arrête, c'pst donc bien que son affaire,
la morale, touche et ne peut cesser de toucher la
terre même dp l'êtrp, Ip registre du plaisir et de la
douleur. La morale a besoin immédiat de l'appa-
reil sensitif je plus siniple, aux sensations duquel
elle consiste à donnpr des yalpurs absolues.
32J5
SUITE
TÛT
MORALITÉ ET CONSCIENCE DE SOI,
JAMAIS EN ÉQUILIBRE
Un homme très « conscient » de sa pensée,
prend difficilement au sérieujf sa conscience mo-
rale -T- scrupules, obstacles, allers et retours, etc.
Il subit l'impulsion — la jfige mauvaise, se voit
pou:sc, retenu, se rit de se voir entre le mal et Iç
bien, se trouve plus vaste que l'alternative, se
moque de soi -^^ et d.e la mécanique de sa vertu.
— Car s'il la suit, et s'il se voit la suivre, il ne peut
échapper à la placer dans l'automate — où rentre
tout ce qui est à la fois vu et fini.
... Moi. Moi ! est-ce possible que, Moi, j'aie fait
le bien, que j'aie fait le mal ? Ce n'est pas moi qui
rougis... Ce qui rougit, — ce qui se sent heureux
du bien accompli — c'est comme mon corps, mon
ombre, mon physique, ma surface — cela est de la
nature de ces corps visibles sur un miroir — et qui
se correspondent et se forment dans un 'lieii où il§
ne peuvent pas être, et vont faire partie de leur
partie, comme toute la chambre va se peindre sur
un petit bouton de cuivre.
m
TEL QUEL
il
CRITIQUE DES DÉSIRS
Les plus importantes pensées sont celles qui con-
tredisent nos sentiments.
Rien de plus sot que de considérer l'objet de son
désir comme chose véritablement désirable. Tandis
que je désire, il doit me souvenir de l'erreur que
je puis commettre en désirant.
Il faut prendre le temps de laisser venir un
désir contraire à, — ou incompatible avec — le
désir que je sentais. Ou un dégoût.
ANGOISSE
Quand, dans une phase d'angoisse, au milieu de
la nature intérieure inquiète et surtendue, se des-
sine un espoir, une esquisse de renversement de la
situation, quel état... quel mélange dans lequel
l'angoisse s'applique à l'attente des triomphes,
328
SUITE
quelles harmonies étranges, contrastes, négations
du bien ! On demande presque pardon au mal.
On craint de l'offenser en accueillant le mieux et
le bien. On craint ce qu'on espère...
Quand la sagesse se rend sensible par contraste...
Le désir et le dégoût sont les deux colonnes du
temple du Vivre.
La sagesse, souvent au détour de la folie, au sor-
tir de l'épilepsie brève et de l'orage, dans l'observa-
tion maintenant fort calme de ce qui avait surgi
des profondeurs par le soulèvement et le cata-
clysme nerveux.
Ce qui troublait, naissait, éclatait est accompli.
Le durable s'accuse. La sagesse est par là définie
comme le durable, et le commencement de la
sagesse comme l'apparition du durable.
L'homme, quand sa fureur ou son erreur s'exté-
nuent, se divise, et situe hors de lui ce qui vient
d'être lui. Les souffrances, les sottises, les actes
échappés lui composent un monde de l'abominable
et de l'absurde, — auquel il ne peut penser sans
un recul étrange, — sans créer un autre lui-même
tout indépendant des événements.
L'homme ne se reconnaît pas dans celui qu'il
vient d'être, quand celui qu'il vient d'être se rcpré-
329
TEL QUEL
sente à Ipi avec uae grande précision : il ne se
reconnaît que dans un être capable de modifica-
tions ; encore et toujours capable de faire ou de
ne pas faire.
Le principe de s'attendre au pire est une ma-
ladie qyi faif le plj4S grar^d ravage quand le patient
fte peijp f ien g çp pipil qu'ij redoute ti pense pro-
bable.
L,a vanité, grande ennemie de l'égoïsme, peut
engendrer tous les effets de l'amour du prochain.
L'artiste ne doit jamais parler de son génie, car
l'objet même de ses peines est de faire naître ce
mot sur les lèvres des autres ; lui, paraissant tout
absorbé dans le souci et dans l'extase de son oeuvre.
Il ne faut pas traiter les gens à' imbéciles — le
mot incomplets serait généralement plus appro-
prié.
Nous le voyons, quand nous sentons que nous
n'avons pas tous nos moyens.
630
SVITE.
FOUMU CONSERVES
Le progrès des hommes a demandé impérieuse-
ment la découverte de procédés de conservation.
Sous forme de pain, de fromage, de viande salée,
de produits de la cuisson et des saumures, on a pu
constituer des réserves, c'est-à-dire du temps libre.
Sous forme de capital ef d'échanges, ce temps a
été encore accru, et le pouvoir de conservation ré-
parti et consolidé. Ce loisir a créé les sciences et les
arts.
Or, ces connaissances elles-mêmes, ces conser-
vations d'instants favorables et de procédés, se sont
augmentées par une nouvelle application de la
volonté de conservation. Pour conserver ces ri-
chesses d'un autre prdre et les multiplier par
l'échange, la forme (au sens intellectuel) est inter-
venue.
L'échange engendre la forme.
Ceci admis, on en déduirait que la forme doit
être ce qui adapte l'idée ou les souvenirs au lan-
gage, et le langage à la mémoire. Il faut rechercher
quels sont les ennemis de la durée d'une idée, ou
d'une connaissance quelconque,
33^
TEL QUEL
L'attaque incessante de l'esprit, l'objection, la
transmission de bouche en bouche, l'altération
phonétique, l'impossibilité de vérification, etc.,
sont les causes de destruction, de corruption, de
ces réserves de l'esprit. A partir de cette table de
dangers, les principaux moyens imaginables pour
les combattre : rythmes, rime, rigueur et choix
des mots, recherche de l'expression limite, etc.,
auxiliaires de la mémoire, garants de l'exactitude
des échanges, et du retour de l'esprit à ses repères,
— apparaissent.
PENSEURS
Penseurs sont gens qui re-pensent, et qui pen-
sent que ce qui fut pensé ne fut jamais assez pensé.
Revenir sur une question, sur un mot, — y
revenir indéfiniment ; y revenir presque comme on
revient à son bureau, — à un café... Ne pouvoir
se passer de n'être satisfait d'aucune solution, —
cela existe : il y a des hommes dont c'est la vie et
le bonheur.
Ils ont donc instinctivement créé toutes les ques-
tions insolubles, — les questions pour penseurs
seuls...
SUITE
Supposé l'homme obligé de gagner sa vie de
chaque jour, n'ayant loisirs, ni sécurité, alors dis-
paraît toute notion de mission, d'œuvre, de créa-
ture privilégiée, de destinée unique devant être
remplie. Tout ceci donc est postérieur à l'acquisi-
tion de réserves, à l'assurance du lendemain, à la
jouissance du passé, et du capital accumulé.
Il faut que le temps et les ressources surabon-
dent pour que l'on songe à être jils de Dieu, nour-
risson des Muses, personnalité ; pour se croire
quelqu'un, et non le jouet de tout dans chaque ins-
tant.
Les mauvais moments, les malaises, les dou-
leurs et l'anxiété, nous mettent dans l'état de ga-
gner, de garder notre vie, non plus de chaque jour,
mais de chaque minute.
Alors, plus de pensée, plus d'actes non réflexes ;
mais une lutte, une agonie, une vie disputée, un
présent sans horizon. Il n'y a plus de temps, mais
une durée.
Ce n'est plus être un homme ; mais une succes-
sion d'événements locaux, un efïet de coïncidences
et de conditions instantanées.
Or, cet état est le véritable. La substance de
l'homme est accident.
333
JEL QUEL
^
Les vivants eons'ti-uiSent paiif doter- Là phhtt
le fait voir.
Durée est construction^ vie est construction,
reconstruction. Sans se lasser, rebâtir. Nous admi-
rons un insecte qui recommence le' travail iridéfifiî-
mcnt quand noué détruisons indéfiniment Soft
ouvrage ; ainsi le monde fait de motre cor|Js, et
celui-ci se défend comme l'insecte. Chaque pulsa-
tion, chaque sécrétion, chaque somiïieil réprenrlent
aveuglément l'ouvrage.
La conservation est l 'acquisition fondamentale.
^
LITTERATURE
Le style sec traverse le temps comme une fnonlîè
incorruptible^ cependant qtie les autres, gonflés de
graisse et subornés d'imageries, pourrissent dans
leurs bijoux. On retire pliis tatd quelques dia-
dèmes et quelques bagués, de leurs tombes.
334
SUITE
CËitÉRiUM
Les choses, à rôtcasiofï desquelles fioiis troti-
vons le plus vite et le plus nettement lés mots les
plus justes et k$ plus forts, sont certainement celles
que nous Sommes faits pour faire,, ou pour àppro-
fondiii
Lé soleil, le matin, éclaire en eux-mêmeS les
objets <^ui sont, — les idées toutes formées et figu-
rées, etc..
Mais la nuit complète est éclairée par ses idées,
— elles illuminent de leur rayonnement les objets
possibles, les idées profondément encore enga-
gées ^.
Je ferme les yeux pour laisser rayonner les restes
ou des commencements de restes. C'est ici le séjour
des mânes des impressions.
Paresse émotive, vergogne de souvenir. Morfeur
I. Le jour jga'éclâîré me« idéee. l^ès idées iii'Scïàîrënt ffîa nuit.
335
TEL QUEL
de revivre tel passé. Ces choses existent,, ces bêtises
révélatrices.
Avoir honte d'une fausse démarche sans consé-
quence, il y a vingt ans.
O paresse de Moi ! — ne pouvoir irriter le petit
membre du cerveau qui ferait vibrer tel timbre
depuis l'enfance inentendu !
Je pressens qu'un ennui bien passé, une honte
oubliée, un aiguillon demeuré, reprendraient
quelque vigueur. Alors, qu'est-ce, le passé ? — Et,
par ailleurs, je décompose cet ennui. Je le prévois
et je l'évite. Je le divise en deux moments, en deux
états, dont l'un n'est que l'annonce de l'autre et
peut en quelque mesure ou bien l'amener, l'intro-
duire dans toute sa vigueur et cruauté première ;
ou bien éveiller ma défense, exciter de quoi repous-
ser, réprimer le développement redoutable de mon
souvenir, ou de ma pensée. L'ombre de l'idée effa-
rouche l'idée.
Enfer du penseur.
Le ciel étoile — comme si le Tout méditait, et
qu'il enfantât ces lois, dans un inextricable mé-
lange de simple et de complexe, et dans un effort
qui engendrât masse, temps, lumière et espace,
sans les distinguer^ les faisant se courir l'un après
336
SUITE
l'autre dans une relativité sans issue, — l'enfer du
penseur.
L'esprit vole de sottise en sottise comme l'oiseau
de branche en branche.
Il ne peut faire autre chose.
L'essentiel est de ne point se sentir ferme sur
aucune.
Mais toujours inquiet ; et l'aile prête à fuir cette
plus haute et dernière proposition où il vient croire
qu'il domine...
Tout le problème du rêve est celui-ci : Puis-]e
véritablement imiter le rêve dans la veille, — c'est-
à-dire puis- je, au moyen des propriétés de l'instant,
composer une durée ?
On ne devrait pas dire : j'ai fait un rêve, mais :
je fais un rêve.
La ressource presque unique pour nous définir
le rêve est de nous faire un rêve pendant la veille ;
comme on imaginerait fortement d'avoir froid
pendant qu'on a chaud. Mais plus difficile.
Les récits ou souvenirs de rêve ne servent
presque de rien, car les précautions qu'il faudrait
337
TEL QUEL
prendre pour les utiliser en vue d'une analyse
posent des problèmes qui sont précisément du
même ordre que le problème lui-même, (si tout le
problème ne consiste pas à les poser).
TÎr
La parole est le gouvernement d'un homme par
un autre. On m'appelle. — Je me tourne. On
m'insulte, — je m'étonne, je m'irrite, je réponds
par un coup... mais j'obéis. C'est obéir : ma réac-
tion a pu être prévue.
Une petite phrase est dite devant un Tel. Elle le
frappe. Son attention est créée ; et pourtant cette
phrase ne l'intére i raisonnablement pas. Il l'ou-
blie. Elle ne s'oublie pas. Elle se perpétue et se
régénère en lui sans qu'il le sache. Elle travaille.
La voyez-vous dans la partie non éclairée de cet
être, devenue attente et activité inconnue. Un jour,
elle sortira son efïet puissant et inattendu, sans
plus se montrer. Il ignorera l'origine de sa nouvelle
vigueur. Ce travail caché peut engendrer bien des
transformations surprenantes qui paraîtront spon-
tanées.
... Mais, de même, peuvent sans doute agir,
33«
SUITE
dans cette ombre substantielle, aussi bien quelque
maladie — (syphilis, arthritisme, etc.), aussi bien
quelque hérédité, — tellement que : impression,
maladie ou variation d'une lésion, hérédité, etc.,
qui sont choses si diverses et incomparables, soient
enfin combinées, confondues dans leurs effets. On
peut donc concevoir un état hypothétique de ce
qui est latent et deviendra pensée, — réponse, etc.,
comme un état dans lequel quelque action mu-
tuelle se produise entre des choses qui, à notre
échelle, sont incommensurables entr'elles.
C'est ainsi qu'il faudrai^border timidement le
fameux inconscient. Sans donner dans les chimies
et dans les histologies plus obscures encore, ni dans
les mystagogies de toute espèce.
Mais essayer prudemment si, en altérant nos
échelles, on ne pourrait établir une région, un
état des choses qui satisfasse à tant de conditions *.
Tout se réduit à la conscience. Mais la con-
science ne répond pas de son contenu, et on croit
remarquer que tout se passe comme si la con-
science, qui est tout, n'était qu'un accident par
rapport à la génération, au développement, à la
combinaison des « choses ». Et ces choses resup-
posen't quelque conscience...
I. Le travail de l'inconscient serait donc une combinaison où
composition de circonstances et de conditions tjui dans la
conscience sont représentées par des notions ou des images qui
6'excluent. Ainsi, une durée, et une idée... Etc.
339
TEL QUEL
, La photographie d'une conscience ne suffit pas...
D'ailleurs elle contient toujours de quoi se rac-
corder nécessairement à ce qu'elle représente ou
semble représenter. En d'autres termes, il n'y a
pas d'image de la conscience, pas de figure sem-
blable...
(En quoi, par quoi... elle pourrait bien se nom-
mer aussi Uiîit/ers !)
^
Pour les nerveux, tout est exceptionnel. L'im-
prévu est une espèce de loi. Les extrêmes se pro-
longent, formant une quasi-permanence de l'exces-
sif.
L'homme se fait une voix capable de ses diffé-
rences émotives. Son registre le peint.
Certains n'ont pas de médium. Ils n'ont que le
grave et l'aigu. Ce ne sont jamais des gens simples.
i^
Dans la société polie, tout se devait passer
comme si les corps existaient le moins possible. —
On permettait le visage, l'alimentation, les mou-
vements des membres, mais réglés.
Les femmes à demi découvertes, seulement à
340
SUITE
l'heure où la lumière artificielle, le nombre des
personnes (et la supposition qu'elles sont choisies)
font que les gorges et les bras nus sont parures
plutôt que chairs ; convention, plutôt que nature ;
signes d'apparat, et non de familiarité.
Chaque famille sécrète un ennui intérieur et
spécifique qui fait fuir chacun de ses membres
(quand il lui reste un peu de vie).
Mais elle a aussi une antique et puissante vertu,
qui réside dans la communion autour de la soupe
du soir, dans le sentiment d'être entre soi, et sans
manières, tels que l'on est — groupe de gens qui
sont entre eux tels qu'ils sont.
On pourrait donc conclure que la famille est
un milieu où le minimum de plaisir avec le mini-
mum de gêne, font ménage ensemble.
Les Solitaires sont des spécialistes. — Mais qui
ne l'a pas été ou qui ne sait plus l'être, qui n'a plus
la vertu de dresser cet autel isolé à l'Orgueil et à
la Patience, celui-là est aussi incapable des richesses
du monde. Qui n'a pu s'en passer ne sait pas en
jouir.
TEL QUEL
Le nombre de nos ennemis croît en proportion
de l'accroissement de notre importance.
— Il en est de même du nombre de nos
amis.
Le seul fait de s'occuper des autres en tant que
personnes déterminées, de les viser et d'invectiver
contr'elles ; soi étant seul avec soi, me semble le
comble de la faiblesse et de l'inanité.
On mesure la valeur de son temps par les objets
auxquels on le donne, — ou plus précisément par
les résultats que l'on montre ainsi espérer d'at-
teindre.
Te déchirer ou te railler en esprit, c'est m'occu-
per de toi avec moi, dépenser moi pour toi — mon
temps pour te figurer — mes talents pour te ré-
duire. Par quoi je te préfère à moi, je te prise plus
que moi, moi qui te méprise.
Le généreux-, le « noble », l'héreïque, reposent
toujours sur une obscurité, et même une maison
noble est celle qui se perd dans ses origines, touche
à la légende, descend authentiqucment de grands
342
SUITE
êtres qui n'ont pas existé. On n'en voit pas distinc-
tement les ancêtres.
Tout ce qui est beau, généreux, héroïque, est
obscur par essence, incompréhensible. Tout ce qui
est grand doit être incommensurable.
Ceci entre dans la définition même de ces effets.
Si le héros était limpide, et à soi-même, .il ne
serait pas. Qui jure fidélité à la clarté, renonce
donc à être héros.
Il y a un fau:^ « génie » qui se connaît à ceci
qu'il ne donne qu'excitation, et non éducation ;
excitant, et non aliment.
Il y a des moments de cette espèce dans chaque
esprit, et des esprits de cette espèce dans chaque
domaine de l'esprit.
Plaisirs abstraits et concrets.
Plaisir abstrait, celui du propriétaire : c'est une
idée qui se plaît à soi-même.
Plaisir concret, celui du possesseur : c'est son
acte et sa sensation qui le font jouir.
Cette chose est à moi. Je puis en user et en abuser.
Cette chose est pour moi. Je sens, j'use, j'abuse.
Les uns jouissent de la puissance, et les autres en
343
TEL QUEL
acte. Les premiers aux seconds paraissent se priver ;
les seconds aux premiers paraissent dilapider.
L'avare plus poète que le prodigue.
Le même objet est péril, profit, condition de
mon mouvement, but, indice, détail de mon en-
fance et son signe, ingrédient de bonheur, —
commencement de rêve, éclair de génie, obstacle,
et rien du tout, selon le moment !
Le hasard est un efïet de cette multiplicité de
valeurs ou de fonctions du même objet sur un cer-
tain individu. On attache une décision, un gain,
à telle face du dé ; mais toutes les faces sont égales
quant à la mécanique de la chute.
ii
VIE ET MORT
Vie et mort, à nos yeux, sont choses sans rela-
tion. Quoique nous voyions la mort terminer toute
vie, nous pouvons penser à la vie sans penser néces-
sairement à la mort, ce qui démontre combien peu
344
SUITE
nous en savons sur la vie, et combien peu il importe
à la vie que nous en sachions davantage.
Au regard de l'individu, la mort s'opoose à la
vie ; mais au contraire, dans une vue de l'ensemble
des vivants, elle est condition de la vie.
Pourquoi ce qui produit les êtres vivants les
produit-il mortels ?
On dirait que ce qui fait la vie ne dispose pour
cette œuvre que d'éléments- non indestructibles,
non inusables ; on n'a pas même voulu qu'ils le
fussent ; le démiurge ne s'est pas occupé de la
durée et de la résistance de ses œuvres tant que du
plaisir de les faire.
Le plus grand artiste ne peut sculpter que dans
un marbre qui est destructible ; et le plus grand
mécanicien n'a que des corps périssables, oxy-
dables, corruptibles, à assembler.
Et si les corps n'étaient pas ainsi altérables, ces
praticiens ne pourraient : l'un, sculpter, l'autre,
profiler et ajuster ; qui ne se peuvent que parce que
l'on peut négliger une part des propriétés phy-
siques du marbre, du cuivre ou du fer. Ce qui fait
que les œuvres sont possibles fait aussi qu'elles sont
périssables.
Nous ne pouvons connaître que ce qui es't im-
pliqué par notre être.
345
TEL QUEL
. Même la chose la plus inattendue est et doit être
attendue par notre structure. L'inattendu est borné
par notre capacité de surprise.
L'inattendu est borné, sous peine de ne pouvoir
être. Si donc on suppose qu'il y a une essence des
choses, un mot de la charade Univers, — une ré-
ponse au Tout, — ce mot, cette réponse à l'appa-
rence de question qui se forme en nous, en présence
et comme en regard de l'apparence ou de l'illusion
du Tout, — ne sera jamais pour nous qu'un inci-
dent particulier de notre fonctionnement.
L'avenir de nos pensées est à l'extérieur, dans
un autre « monde » que le leur.
Par le moyen de l'homme, l'impossible presse
sur le réel.
^
Il faudrait, pour nous animer à penser, que
toutes nos pensées puissent enfin être rendues
vaines par l'une d'entre elles ; mais si ce secret est
une de nos pensées, quand il les impliquerait
SUITE
toutes, et qu'il fasse, aussitôt apparu, que toutes se
dégonflent, se montrent absurdes, vaines, enfan-
tines, pareilles à des rêves surmontés, à des illu-
sions des sens déjouées, — à des détails inutiles, —
à des développements superflus, — toutefois il ne
peut exclure, épuiser d'autres pensées ultérieures,
— car il demeure pensée, passage.
Il n'y a pas de pensée qui soit, par sa nature, la
dernière pensée possible. Toujours nous sommes
interrompus, jamais nous ne sommes achevés.
Il n'y a d'achèvements que partiels, locaux,
transitifs — par rapport à la possibilité pure, qui
est conscience — c'est-à-dire attente et rejet sans
fin.
Le corps sait des choses que nous ignorons. Et
nous en savons qu'il ignore.
Ce qu'il nous communique n'est qu'une traduc-
tion très différente de son texte. Il nous fait mal
au lieu de nous faire penser en langage civil que
telle chose ne lui agrée. — Au lieu de nous faire
sentir la faim, il pourrait signaler : j'ai besoin de
telle substance. — Il le dit quelque peu par des
images de nourriture...
La main dans la flamme pourrait faire penser
qu'il ne faut pas qu'elle soit dans la flamme, et
sans tourments, prier poliment qu'on l'en retire.
347
TEL QUEL
Plaisir et douleur sont des inventions primitives.
Il est remarquable que leurs intensités ne dépen-
dent pas de l'importance de leurs causes relative-
ment à notre conservation. Un petit dommage
peut engendrer une atroce douleur ; un mal mor-
tel être presque indolore. On peut s'endormir dou-
cement à jamais. Il y a des catastrophes qui se pré-
parent dans l'ombre et dans l'insensible ; et des
incidents presque indifférents au régime de la vie
qui font un bruit du diable, rendent fou.
Mais n'est-ce pas là ce qui paraît au plus haut
degré dans l'univers de Vesprit ? La puissance des
images et des mots qui dominent les hommes à
chaque instant, altère le réel et la valeur vraie de
cet instant, de la sorte la plus inégale et la plus
inconstante^
il
LA VIE EST UN CONTE
Chaque vie commence et finit par une sorte
d'accident.
Pendant qu'elle dure, c'est par accidents qu'elle
se façonne et se dessine. Ses amis, son conjoint, ses
lectures, ses croyances, chaque vie les tient surtout
348
SUITE
du hasard. Mais ce hasard se fait oublier ; et nous
pensons à notre histoire personnelle comme à un
développement suivi que le « temps » amènerait
continuement à l'existence.
La croyance au temps comme agent et fil con-
ducteur est fondée sur le mécanisme de la mémoire
et sur celui du discours combinés. Le type du récit,
de l'histoire, de la fable contée, du dévidement
d'événements et d'impressions par celui qui sait où
il va, qui possède ce qui va advenir, s'impose à
l'esprit...
Je ne sais si l'on a jamais entrepris d'écrire une
biographie en essayant à chaque instant d'en savoir
aussi peu sur l'instant suivant que le héros de
l'ouvrage en savait lui-même au moment corres-
pondant de sa carrière. En somme, reconstituer le
hasard à chaque instant, au lieu de forger une suite
que l'on peut résumer, et une causalité que Von
peut mettre en formule.
Signification des miracles.
Le mépris du dieu pour les esprits Humains se
marque par les miracles. Il les juge indignes d'être
mus vers lui par d'autres voies que celles de la
stupeur, et des modes les plus grossiers de la sensi-
bihté.
349
TEL QUEL
Il sait bien qu'un corps qui s'élève les étonne
bien plus qu'un corps qui tombe ; qu'un niort res-
suscité les saisit infiniment plus que mille enfants
qui naissent. Il les prend pour ce qu'ils sont. Il
désespère de leur intelligenée ; et par là, tente qiiel-
ques-uns d'entr'eux de désespérer de la sienne.
L'incessible et insaisissable.
Qu'y a-t-il donc de si précieux en nous que noUs
ne puissions l'abandonner aux prêtres, aux ser-
pents, à la douceur évangélique, au commande-
ment des prophètes, aux foudres, aux souffrances
du Christ ? Qui résiste aux menaces les plus
graves, aux promesses les plus étendues, aux mi-
racles, et même aux tentations ? — Car le péché
le plus délicat, le plus enivrant, — nous ne vou-
lons pas encore, nous ne pouvons pa8 vouloir qu'il
nous accapare pour toujours. Dans la volupté, nous
sommes jaloux de n'y pas perdre notre capacité de
souffrir. Dans la terreur, nous cachons profondé-
ment je ne sais quoi qui ne craint rien.
Il y a ce je ne sais quoi que nous ne cédons et
ne céderions jamais, car rien ne peut remplacer,
gagner, abolir, valoir ce qui fait que nous sommes
ce que nous sommes, et qUi ne peut se changer
contre rien, quoiqu'il puisse se changer en rien.
350
SUITE
LE MOI
C'est dans les Écritures que l'on trouve le culte
du Moi le plus ingénuement, le plus brutalement,
le plus absolument exprimé.
Mais il s'agit du Moi de Dieu.
1^
CHOSES HUMAINES
Le « bonheur », idée animale.
Ce mot n'a de sens qu'animal.
L'organisme heureux s'ignore. Le chef-d'œuvre
corporel consisterait dans le silence éternel de toute
une partie de la sensibilité possible. La perfection
résulterait de l'absence de certaines valeurs, de
quelques timbres de notre faculté de sentir.
Or, nous considérons comme simples, comme
naturels, les actes, les accomplissements, les états
de nous-mêmes qui ne sont marqués par aucune
sensation singulière. Nous sommes insensibles à
351
TEL QUEL
leur complexité. Une chose nous semble simple
quand elle paraît ne dépendre que d'une seule et
indivisible condition. Vivre, durer, semblent
simples dans 1 ctat « normal ». Mais c'est que le
détail nous est insensible. Un homme en bon état
lève son bras, tourne la tête, parle et marche. Il y
faut une mécanique et une physique terriblement
complexes, une machine de machines où ne sont
épargnés ni le nombre des pièces, ni la combinai-
son des lois des divers ordres de grandeur, ni les
relais, ni les ajustements... Mai quoi de plus simple
que ces mouvements pour celui qui les exécute ?
Mais le mal nous fait soupçonner que rien ne va
de soi, que la simplicité, que le spontané, que le
naturel ne sont que des effets d'insensibilité, ou
d'une insensibilité heureusement insuffisante.
Mais encore, la « connaissance », l'intellect,
l'étrange production de problèmes et de questions
qui introduisent des difficultés et des résistances
dans le cours naturel de notre vie mentale, ce sont
donc des espèces de la douleur, espèces utilisables
et qui se sont fait cultiver...
Cette parenté de la souffrance et de l'attitude
interrogative, cette analogie du mal et de l'aiguil-
lon intellectuel nous apparaît assez quand nous
voyons un animal souÂrir. Nous avons peine à
croire que cet être, dans cet état, ne se trouve, par
son tourment, plus proche de l'humanité, plus
SUITE
contraint à l'intelligence ; et nous croyons lire
dans son regard certaines questions dont il n'est
pas d'esprit humain qui ne les ait formées et qui
en ait trouvé la réponse.
Rien de plus incertain, rien de plus difficile à
prévoir que ce qu'il adviendra de la trace laissée en
nous par un événement de la sensibilité. Parfois
la plus cruelle atteinte, ou bien le point, Vacces le
plus délicieux se perd, s'efîace... Les circonstances,
les vicissitudes ultérieures dissolvent à jamais la
puissance de ces instants, qui fut suprême. Nous
retrouverons, peut-êti'e, par accident, le souvenir
de la figure de ces états critiques ; mais non plus la
morsure, la chaleur, l'espèce particulière de dou-
ceur ou de vigueur infinie qui leur donnèrent en
leur temps une importance incomparable. Notre
passé se représente, mais il a perdu son énergie.
Mais parfois, après bien des années, toute
l'amertume ou tout le délice d'un jour aboli rede-
vient. Le souvenir est d'une présence insuppor-
table. Rien n'explique l'inégalité du destin de nos
impressions ; et il semble qu'une sorte de hasard
se joue de ce que nous fûmes, comme il fait de ce
que nous serons.
333
23
TEL QUEL
^
Toute émotion tend à voiler le mécanisme tou-
jours niais et naïf de sa genèse et de son dévelop-
pement. Mais plus l'esprit est complexe, moins il
accepte que son homme soit ému ; il en résulte des
luttes intestines intéressantes.
Comment souffrir de se voir en proie à un sen-
timent ? De se voir séduit, jaloux, vexé, furieux
ou honteux ou fier, de se voir tenant à quelque
chose : à l'argent, à un être, à une place à table, à
une image de soi ?... Obéir à ceci... Comment
est-ce possible ? Se sentir rougir, s'entendre rugir,
se trouver fauché par une image ou porté à l'ex-
trême de l'agitation, quels tableaux insoutenables
à la conscience !
Mais ce réveil lui-même et ce retirement font
partie du même système et se vont aussitôt ranger
dans les réflexes, catégorie de l'orgueil. On n'y
échappe point. Impossible de ne pas répondre.
L'esprit est à la merci du corps comme sont les
aveugles à la merci des voyants qui les assistent.
Le corps touche et fait tout ; commence et achève
tout. De lui émanent nos vraies lumières, et même
354
SUITE
les seules, qui sont nos besoins et nos appétits, par
lesquels nous avons une sorte de perception « à
distance » et superficielle de l'état de notre intime
structure. « A distance » et « superficielle », ne
sont-ce pas là les caractères de la sensation vi-
suelle ? C'est pourquoi j'ai employé le giot :
lumière.
Réflexe idéaliste.
Quoi de plus humain que de fermer les yeux
pour supprimer un objet que l'être refuse ? Quoi
de plus « idéaliste » ?
Ce réflexe déjà ébauche une « philosophie ».
ir
Si je fais mine de briser le meuble où je me suis
heurté, ce mouvement est très respectable. Il est
d'une très haute antiquité ; il donne vie et volonté
à un fauteuil. Qu'on le recueille et qu'on le place
au musée des impulsions et des esquisses motrices
de pensées !
Car bien des métaphysiciens et des abstractcurs
les plus illustres ne firent dans le calme, et en rai-
sonnant soigneusement, que ce que je viens de
faire dans un coup de douleur et de colère,.,
355
TEL QUEL
^
Dans le torrent des eaux l'un et l'autre tombés,
l'un nage et l'autre se noie.
Ainsi, dans le désordre de l'esprit et l'agitation
des demandes, des réponses, des mythes et des
valeurs, le « génie » et la « démence )>.
Chose, cause. Ce fut jadis le même mot. Rien
de plus humain, rien de plus significatif que de
dire de quoi que ce soit : c'est une cause.
La douceur est grande, de s'admirer, — de se
convenir, — de se répondre et satisfaire soi-même
exactement... Et nous en demandons les moyens
et la certitude aux autres. Nous les supplions qu'ils
nous accordent les motifs et l'assurance de nous
aimer nous-mêmes, par le détour de leur faveur.
Les hommes se distinguent par ce qu'ils mon-
trent et se ressemblent par ce qu'ils cachent.
356
SUITE
^
Le plus grand nombre de nos réactions, — la
plupart de nos jugements, et toutes nos « opi-
nions », sans exception, — impliquent de tels
postulats, — et si arbitraires ou si absurdes, —
qu'il suffit de développer ce que nous pensons sur
quelques sujets que ce soit pour rendre cette pensée
ridicule, ou odieuse, ou naïve.
Si, dans une controverse, l'un des adversaires se
bornait à reprendre ce que vient d'alléguer l'autre
contre lui, sans rien contester, sans rétorquer, sans
qualifier, — en un mot, sans répondre ; mais en
précisant de plus en plus les arguments dont on
veut l'accabler, — je m'assure que cette redite
approfondie qu'il en ferait, ce « grossissement »
et cette rigueur suffiraient dans le plus grand
nombre des cas à énerver et à exténuer la thèse et
les raisons ennemies.
357
TABLE
Rhumbs 7
Note 9
Autres rhumbs 103
Rêves 105
Poésie perdue 115
Mers 129
Littérature 145
Moralités 167
Analecta 199
Avant-propos de la première édiiion 201
Suite joi
l;.MM. GllEVIN ET FILS IMPHIMERIE DE LAG.N V (C. O. 31 . 1 245 ) - 7 - 1944
Autorisation N" 25.766. — Dépôt légal : 3C mars 1943.
N» d'Édition : 154. — N° d'Impression : 526.
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